Thèse soutenue

De la "page blanche" à la Sonate de Liszt : sociologie de « l’inspiration » et des techniques compositionnelles

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Auteur / Autrice : Cyrille Thoulen
Direction : Frédéric Lordon
Type : Thèse de doctorat
Discipline(s) : Sociologie
Date : Soutenance le 15/12/2022
Etablissement(s) : Paris, EHESS
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale de l'École des hautes études en sciences sociales
Jury : Président / Présidente : Bruno Péquignot
Examinateurs / Examinatrices : Bruno Péquignot, Laurence Le Diagon-Jacquin, Bernard Lehmann, Bruno Moysan
Rapporteurs / Rapporteuses : Bruno Péquignot, Laurence Le Diagon-Jacquin

Résumé

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La Sonate en Si mineur de Franz Liszt (1853) est une œuvre très commentée. L’apparition d’une telle composition est cependant encore souvent décrite dans une optique transcendante : importe alors surtout de déchiffrer le message (formel, signifiant) qu’une sorte « d’élu » a adressé au plus grand nombre, message dont la valeur est considérée comme existant en soi. En nous fondant sur un cadre plus matérialiste et constatif qu’idéaliste et normatif, et notamment sur les travaux spinozistes de Frédéric Lordon, nous avons construit le cadre conceptuel permettant d’étudier la composition dès sa genèse dans l’atelier. Cette genèse relève tout autant de logiques sociales que la réception accordée au produit fini. Pour commencer, constatons qu’elle ne va pas de soi : l’essence même du travail compositionnel est de ne jamais être certain de « trouver » quelque chose à dire. Comment procèdent alors ceux qui désirent devenir « compositeurs de musique », précisément à travers la confection de ces objets spécifiques que sont les compositions elles-mêmes ? Si la valeur esthétique n’existe pas en soi, comment font ces individus pour créer ces objets devant la suggérer ? Dans tous les domaines concernés, Liszt est un auteur clef. Personnalité particulièrement réflexive, située à la charnière entre divers États, régimes, esthétiques, grammaires musicales, entre principes hétéronomes (« fait du prince ») et plus autonomes (logiques bourdieusiennes de champ) d’attribution de la valeur esthétique, il a lui-même participé à tous les types de luttes de légitimité : journalisme, critique, performance, composition. Sa très caractéristique virtuosité symbolique se voit dès l’enfance, se confirme lors des années parisiennes (1827- 1835) étudiées par Bruno Moysan, et dans ses stratégies créatrices plus tardives. Sa Sonate est manifestement conçue comme une « somme », et peut s’étudier comme un recueil presque exhaustif de ces techniques de suggestion pouvant produire le texte lui-même. Faire parler sociologiquement les procédés compositionnels les plus précis est tout l’enjeu de cette thèse, qui articule les éléments les plus techniques de l’analyse musicale avec les acquis sociologiques. Nous avons d’abord décrit le contexte axiologique dans lequel s’inscrit activement la trajectoire lisztienne : axiologie pouvant être généralement qualifiée de scolastique (Austin, Bourdieu), même dans ses conflits internes entre Classicisme et Romantisme. Puis nous avons dressé la carte du champ musical, tel qu’il tend alors à s’établir d’une façon déjà internationale, notamment sous l’impulsion de Liszt. Nous avons constaté combien les valeurs scolastiques, issues de rapports au monde plutôt distancés de la nécessité (voire « dominants »), valeurs indexées essentiellement sur l’idée de puissance, de maîtrise, ont été surdéterminées à structurer peu à peu l’auto-nomos du champ musical. Cela se retrouve dans les valorisations ayant produit la composition (« l’ouvrage »), mais aussi dans celles – collectives – ayant progressivement constitué celle-ci en « œuvre ». En comparant les idées formelles (très objectivables, sur base compréhensive [Weber]) suggérées par la composition, idées que l’on identifie tant par l’analyse que par le recours à d’innombrables témoignages, nous avons à la fois accès aux stratégies lisztiennes et aux raisons de leur évaluation positive, tant par lui que par ses récepteurs. L’analyse détaillée que nous avons faite, depuis les éléments paratextuels (Genette, Escal) jusqu’au choix des notes, s’est fondée sur ce principe des idées suggestives et cette sorte de fonction phatique (Jakobson) qu’elles semblent avoir presque avant tout : révéler aux tenants de la situation musicale (producteurs en communication avec des récepteurs) que tout se joue bien entre personnes dignes des pouvoirs dont ils estiment doté leur groupe de référence. La consécration comme artiste semble être à ce prix.