Thèse en cours

L'action de la Croix-Rouge française en Picardie de 1940 à 1946. Acteurs et modalités d'action; entre contraintes et résilience.

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Auteur / Autrice : Mickaël Marat
Direction : Philippe Nivet
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Histoire et civilisations Histoire Contemporaine
Date : Inscription en doctorat le 12/11/2024
Etablissement(s) : Amiens
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale en Sciences humaines et sociales
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : CHSSC Centre d'Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits

Résumé

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Le projet de thèse que je porte à votre attention s'appuie sur le travail de recherche mené avec succès dans le cadre de mon master Histoire, Civilisations et Patrimoine : parcours « phénomène guerrier ». En somme, il en est le prolongement naturel. En effet, après avoir minutieusement étudié les modalités de l'action de la Croix-Rouge française au camp de Compiègne-Royallieu à travers l'activité de Germaine Pourvoyeur, assistante sociale de l'œuvre et déléguée au camp du mois de novembre 1941 au mois de septembre 1943, par le biais de sa documentation personnelle, il est rapidement apparu que la dimension sociale relative à l'aide apportée aux internés et à leur famille demeurait méconnue, voire marginalisée. La richesse du fonds Pourvoyeur ainsi que les découvertes documentaires réalisées dans les différents centres d'archives m'ont très tôt convaincu de son potentiel. Après ma soutenance, et quelques mois de réflexion, j'ai pris contact avec le professeur Philippe Nivet, qui me suivit pour mon mémoire, afin de discuter du projet que je souhaitais mener dans le cadre d'une perspective doctorale. Après avoir recueilli son avis, ses observations et ses précieux conseils, nous avons échangé sur la pertinence d'une thèse centrée sur l'action de la Croix-Rouge française en Picardie, permettant d'élargir le spectre d'action de mon analyse antérieure, afin d'explorer les dynamiques philanthropiques à l'œuvre au sein de la société civile, auprès des prisonniers de guerre et internés civils détenus dans les camps et prisons. Depuis l'été 1940, date à laquelle les trois sociétés de la CRF opèrent leur fusion, au mois de mai 1946, année durant laquelle la Croix-Rouge relance la parution d'un journal mensuel conçu comme un « organe officiel » de l'œuvre pour le temps de paix, cette enquête régionale éclairera, selon une démarche comparative, les similitudes et les différences d'action de la CRF dans les départements de l'Aisne, de l'Oise et de la Somme ; en vue de dégager les grandes lignes de force commune tout comme les divergences opératoires quant à l'aide apportée. Pour donner corps à notre approche, nous prendrons appui sur une documentation préliminaire assez dense, constituée des archives du comité de la Croix-Rouge française de Soissons dont la présidente, Olivia de la Rochefoucauld, a conservé une quantité considérable d'archives de l'œuvre, mais aussi, pour la Somme, des archives personnelles du délégué départemental de la Croix-Rouge française, Charles Faton de Favernay, et, enfin, pour le département de l'Oise, des fonds conservés aux archives départementales de l'Oise, des archives du comité de Compiègne de la CRF, conservées, pour partie, aux archives municipales de Margny-lès-Compiègne ainsi qu'au Mémorial de d'internement et de la déportation-camp de Royallieu. Complétées par d'autres pistes de prospection, ces archives étofferont notre panorama régional picard. La Picardie constitue, en ce sens, un espace de réflexion intéressant et privilégié. Historiquement marquée par les combats, cette région est aux avant-postes de l'offensive allemande au mois de mai 1940, et en subit conséquemment les affres, tant du point de vue des destructions matérielles, que sous l'angle des conséquences économiques et sociales si bien qu'elle devient, pour la Croix-Rouge française, un théâtre d'opération sociale incontournable. L'immédiat après campagne de mai-juin 1940 et la débâcle qui s'ensuivit, plongeant de nombreux soldats-prisonniers dans le désarroi, offrit à la CRF -œuvre privée- son 1er défi d'importance, en particulier depuis son unification intervenue en août 1940 sur décision du maréchal Pétain : la prise en charge des prisonniers de guerre et de leur famille. Cette gestion, qu'elle exerce en partage avec les diverses œuvres philanthropiques, comme le comité central d'assistance aux prisonniers de guerre -institution publique- , l'oblige à faire face à une situation inédite et d'une ampleur exceptionnelle, impliquant une réactivité et une coopération totales. Institué par le décret du 22 juillet 1940 dans le but de répondre à cette situation nouvelle, le CCAPG a pour mission d'établir des fiches de renseignement visant à recenser tous ces hommes, et dresser une liste de leurs besoins, et assurer la correspondance avec les familles, laissées sans nouvelles. Afin d'y satisfaire, toutes les œuvres sont mobilisées et invitées à travailler en synergie pour traiter ce premier enjeu d'importance. Cette situation voit donc se poser le problème des prérogatives de chaque organisation, qui plus est sur un territoire régional, la Picardie, découpé entre une zone occupée et une zone interdite, laquelle interdit presque toute possibilité d'action sociale en raison de l'exclusivité de cette zone au seul usage des militaires allemands. Puis, et cela constituera notre premier axe d'étude, nous verrons de quelle manière s'opèrent la distinction et la collaboration entre ces deux entités qui travaillent ensemble jusqu'à l'été 1943, date à laquelle le CCAPG se place sous la houlette exclusive de la CRF, rendant obscure la frontière entre œuvre publique et privée. Si les archives départementales de la Somme révèlent l'intérêt grandissant et impérieux de l'œuvre, grâce aux nombreuses archives personnelles de Charles Faton de Favernay, le délégué départemental de la Somme, les départements de l'Oise et de l'Aisne témoignent de l'étonnante vitalité de l'œuvre concernant la gestion et le sort des prisonniers de guerre. À Soissons, la CRF et le CCAPG poussent leur coopération jusqu'aux locaux qu'ils partagent, contribuant à brouiller davantage les attributions de chaque entité. À Compiègne, dans l'Oise, le sort des prisonniers de guerre dévoile une facette tout à fait singulière relativement à leur gestion puisque ces derniers sont détenus au camp de Royallieu, nommé à cette époque Fronstalag 170 KN 654, et placé sous administration allemande, confrontant, par conséquent, le personnel social à un nouvel environnement, celui des camps. Une fois encore, les deux structures coexistent et s'affairent au sein de Royallieu en menant des inspections qui donnent lieu à des rapports mensuels visant à recenser les besoins et apprécier les conditions de détention de chaque prisonnier. C'est la complexité de ces rapports que notre étude entend explorer. Pour témoigner des nombreuses lignes de partage qui existent entre les œuvres, au point de laisser entrevoir, à certains moments, des gestions concomitantes donnant à apprécier un véritable « chevauchement social », précisons que la CRF dispose de son propre service de gestion des prisonniers de guerre, qui se confond souvent avec le CCAPG, comme l'atteste le parcours de certaines personnalités, à l'image de la comtesse de Geoffre de Chabrignac et du comte Michel Emmanuel de Grammont pour Compiègne, ou bien encore la comtesse de la Rochefoucauld pour Soissons. De manière secondaire, ces noms à consonnance aristocratique, auxquels s'ajoutent ceux de Charles Faton de Favernay et de la baronne de Langlade, sont le signe du lien étroit existant entre notabilité et engagement philanthropique ; lien qu'il conviendra d'expliciter. Pour nous recentrer sur la gestion de ces prisonniers, bien qu'une consigne officielle identique se diffuse à l'échelle de la Picardie, nous examinerons, par l'intermédiaire des singularités évoquées plus haut, les différences observables dans son application, en fonction des nombreuses situations auxquelles sont confrontés les personnels sociaux dans nos trois départements, soulignant avec force, nous le démontrerons, la résilience de la CRF. Notre démarche vise, par l'examen des diverses actions menées, en particulier le transit de correspondance qui, en zone occupée, s'effectue avec peine jusqu'au mois d'août 1940, à rendre compte de l'extrême difficulté d'opérer toute forme d'action sociale au milieu d'un territoire marqué par une campagne militaire tout juste achevée, et qui se trouve désormais sous domination étrangère, et au sein duquel s'appliquent des premières consignes officielles de l'organisation qui se révèlent confuses, contradictoires et floues, car ébauchées à la hâte. Ces agissements mettent également en lumière les besoins proprement colossaux des prisonniers auxquels doit satisfaire la CRF, comme ceux relevant du ravitaillement alimentaire, du vestiaire et des produits pharmaceutiques, comme nous avions pu l'exposer dans notre mémoire de master et qui posent d'extrêmes difficultés en raison du rationnement et des pénuries. À cet égard, il faut souligner l'importance des colis fournis à la fois par l'œuvre mais aussi par les familles, et qui revêtent une importance toute particulière. Afin d'étayer notre propos, et étoffer l'aspect comparatif de notre investigation, les citadelles de Doullens et d'Amiens, de même que Péronne, en tant que lieu de détention, ne seront pas oubliées et feront l'objet d'un approfondissement. Dans la continuité de cette idée liée à l'internement, nous développerons les modalités d'action de la CRF à Royallieu lorsque ce camp, après une mise en sommeil de plusieurs mois, devient, à partir du mois de juin 1941, un camp d'internement pour « ennemis actifs », ceux que l'on qualifie d'internés civils, et prend la dénomination de Fronstalag 122, offrant, par conséquent, un cadre professionnel d'un genre nouveau au personnel social. Les archives du Mémorial de Royallieu, le fonds Pourvoyeur en particulier, dont le nom est celui de l'assistante sociale de la CRF détachée au camp du mois de novembre 1941 au mois de septembre 1943, témoignent de l'intense activité sociale à l'œuvre au camp. C'est sur ce matériau que s'appuie notre projet, et que nous souhaitons approfondir en l'incluant dans une démarche réflexive plus vaste, en nous intéressant aux différents acteurs qui travaillent en interaction avec Germaine Pourvoyeur pour soulager les maux des internés et subvenir aux besoins des nécessiteux de la société civile. Cette société civile fait d'ailleurs l'objet, de la part de l'organisation, d'une action et d'une attention permanentes, dont nous tenterons de comprendre les ressorts. Pour cela, nous nous intéresserons aux enquêtes menées auprès des sinistrés qui, dès 1940, à la suite des bombardements, sont secourus par les équipes d'urgence de la CRF qui tentent de dispenser des soins et de fournir des produits de première nécessité, notamment alimentaires. Sous cet angle, les rapports avec le ministère du ravitaillement général seront explorés. En outre, le contexte d'occupation sera l'occasion de développer les diverses actions engagées auprès des civils. En effet, les milliers de soldats mobilisés puis blessés, capturés, emprisonnés, tués ou disparus, voient leur famille basculer dans la précarité faute de ressources. L'œuvre s'applique donc à fournir une aide pécuniaire, alimentaire et pharmaceutique directe ou par l'octroi de tickets de rationnement, symptomatiques de cette période. Dans le même esprit qu'avant la guerre, la CRF s'emploie à réaliser des examens radiographiques à des fins de dépistage anti-tuberculose, et pratiqués en camion radiographique dans nos trois départements. De nombreuses consultations et journées d'hospitalisation sont programmées grâce ce dispositif. Comme nous l'aborderons, l'action de la CRF, par l'intermédiaire des assistantes sociales et des infirmières, depuis les années 1930 et plus encore sous le régime de Vichy, vise à prévenir au sein des familles, les problèmes d'alcoolisme des époux et l'incapacité des épouses à assurer leur rôle de mère, entravant, de fait, le processus de formation de bons citoyens consécutifs. La jeunesse, plus spécifiquement l'enfance, fait l'objet d'une attention et d'une action particulièrement soutenues. Suivant ces considérations, l'effort de la CRF se situe dans le sillage des efforts déployés par l'État français qui, par la Révolution nationale entreprise par le maréchal Pétain, vise à redresser moralement le pays. Ce fait illustre la conjonction de pensée qui caractérise les deux entités. En Picardie, seront donc développées les actions de l'organisation en lien avec ce sujet d'importance, telles que les consultations prénatales, les gouttes de lait, la distribution considérable de layettes, de boite de lait, de farine, mais aussi les transports d'enfants d'une zone à l'autre, et, enfin, l'organisation de vacances pour ces derniers. Cela nous amènera, invariablement, à traiter de la coopération capitale entre la multitude d'organisations, et plus spécifiquement le Secours national. Si le CCAPG et la CRF travaillent ensemble à la gestion des prisonniers de guerre, cette dernière coopère également avec une myriade d'acteurs dont les champs de compétence ne sont pas toujours clairement établis, provoquant, par intermittence, des moments de tension que nous tenterons de comprendre. L'action conjointe menée avec les représentants du Secours national, bras armé social du régime de Vichy requerra toute notre attention. Nous préciserons la façon dont s'articulent leurs rapports de dépendance et de complémentarité, tout comme, et c'est l'un des enjeux de cette réflexion, la subordination effective de la CRF au Secours national. Une fois encore, notre espace géographique se révèle fertile pour entrevoir les dynamiques à l'œuvre. Chaque société recèle de nombreux comités disséminés sur le territoire, à raison de 11 à 13 comités CRF répartis sur chacun nos trois départements avec, à leur tête, des présidents et vice-présidents, qui notifient leur action au délégué départemental. Le Secours national s'est d'ailleurs inspiré de l'organisation structurelle de sa rivale pour agir efficacement en province, comme en témoignent les nombreux locaux qu'ils occupent, et à la tête desquels on trouve un délégué. Nous expliciterons donc les connexions subtiles qui rapprochent les deux entités jusqu'à l'été 1943, date à laquelle, par le biais d'un accord formalisé par écrit, les périmètres d'action et les compétences de chacune sont définitivement bornés. Les points de désaccord et les difficultés rencontrées par les deux organismes durant cette période exceptionnelle, marquée par la nature imprévisible des évènements, révèleront, en dépit d'un certain flottement perceptible depuis l'été 1940 jusqu'à l'hiver 1941, l'étonnante faculté d'adaptation de la CRF. Les tensions qui les opposent relèvent essentiellement du domaine alimentaire -pierre angulaire d'une « compétition sociale »-, qui voit le Secours national déployer un zèle inouïe, comme on le constate parfois auprès d'institutions récentes qui cherchent à s'imposer pour trouver leur place. L'accord passé en 1943 placera le curseur de notre attention sur l'évolution de leurs relations de travail qui, quoique plus paisibles et compartimentés, n'en demeurent pas moins complémentaires, comme l'atteste le cas des prisonniers des camps de Royallieu, des citadelles d'Amiens et de Doullens ainsi que de la prison de Péronne. C'est la raison pour laquelle les nombreuses organisations philanthropiques seront étudiées dans leurs interactions avec la CRF, en particulier le CICR (comité international de la Croix-Rouge) sur la question des ressortissants de nations dites belligérantes de la même façon que les prisonniers de guerre, au nombre desquels figurent les prisonniers nord-africains, et auprès desquels agit l'OFALAC (office algérien d'action économique et touristique), sans oublier les juifs, qui nécessitent l'intervention de l'UGIF (union générale des israélites de France). Dans cette perspective, le camp de Royallieu nous proposera un exemple probant, même s'il ne sera pas le seul. Plus largement, ces considérations nous conduiront à traiter de la manière dont la CRF parvient à gérer les prisonniers et internés détenus dans les camps et les prisons éparpillés dans notre région. Ces questionnements impliquent de nous attarder sur une préoccupation centrale de notre travail, celui des rapports que la CRF entretient, à la fois, avec les autorités d'occupation, attendu que notre étude s'intègre dans une aire géographique située en zone dite « occupée », et avec l'administration du régime de Vichy, représentée par Fernand de Brinon, délégué général du gouvernement dans les territoires occupés, celui que l'historien Julian Jackson qualifie, non sans humour, « d'ambassadeur français en France ». Pour cela, nous nous appuierons sur la prolifique correspondance entretenue par la CRF avec les diverses entités administratives, comme l'attestent les archives personnelles de Charles Faton de Favernay, délégué départemental de la Somme pour la CRF, ainsi que les archives de la préfecture et sous-préfecture disponibles aux archives départementales de l'Oise et de l'Aisne. In fine, apparaitront les nombreuses connexions reliant les représentants et échelons qui structurent l'organisation, allant du secouriste à l'assistante sociale, de l'infirmière au vice-président de comité, du délégué départemental au comité central, en passant par les directeurs et directrices des nombreux services actifs qui composent et structurent la CRF. L'examen du personnel en fonction invitera par ailleurs à traiter, en filigrane de notre développement, de la question du genre, par la féminisation quasi-totale des différentes activités opérationnelles de la CRF, et qui rend compte d'une conception singulière des rôles échus à cette époque aux deux sexes. Par surcroit, ce maillage nous révèlera, avec force, le travail constant réalisé sur le terrain et faisant l'objet d'un suivi scrupuleux et régulier par l'intermédiaire des compte rendus rédigés par les présidents de comité à l'attention du délégué départemental qui en propose une synthèse au comité central afin de le renseigner sur les actions menées et des problèmes rencontrés. Les archives des comités de Compiègne, de Soissons, tout comme le fonds Favernay nous aideront à saisir cette réalité au plus près. Ce traitement justifiera de nous intéresser à l'une des pistes de réflexion majeures que nous souhaitons engager : celle du fonctionnement global de la CRF. En effet, bien que l'ambition de notre projet se borne aux frontières de la Picardie, il nous apparait essentiel de comprendre, depuis la fusion des trois entités, la manière dont le comité central parvient depuis Paris, à insuffler une dynamique, à prendre des décisions engageant tout le territoire, et à les diffuser dans les différents départements pour qu'elles soient appliquées. Le rôle central du délégué départemental, véritable « représentant de l'œuvre en province », présente un premier jalon de compréhension. Figure incontournable de la CRF et cheville ouvrière essentielle de l'organisation à l'échelle locale, nous préciserons son rôle, ses fonctions et attributions qui, contrairement à d'autres professions sociales, font l'objet d'une fiche de poste et d'attendus très précis. Pour cela, nous partirons de la modification de son statut, intervenue après la fusion, dont le contenu témoigne de cette volonté d'accroitre son pouvoir et ses prérogatives afin de lui assurer l'autorité nécessaire pour pouvoir agir efficacement au sein de sa juridiction, en particulier à partir de 1943 ; année charnière sur laquelle nous nous attarderons. Depuis la fusion des trois organismes de la Croix-Rouge, la suppression du poste de délégué régional au profit de celui de délégué départemental répond à une double nécessité : la défaite d'abord, le souci de se restructurer conséquemment à celle-ci ensuite, afin d'être plus en adéquation avec les nouveaux contexte et enjeux. Avant la fusion, la plus grande des trois sociétés, la SSBM (société de secours aux blessés militaires) disposait d'un statut la considérant comme unité auxiliaire de l'armée. Par conséquent, la délimitation géographique de son action suivait celle du découpage de l'armée en région. La Picardie intégrait la 2ème région militaire. Toutefois, la défaite militaire de juin 1940 et la convention d'armistice qui s'ensuivit remirent en question toute cette organisation ; un fonctionnement devenu sans objet, et qui n'avait plus lieu d'être, faute de sens et de pertinence. Ce sont les enjeux liés à cette recomposition, et les conséquences pour la toute nouvelle CRF, que nous souhaitons comprendre. Pour compléter ce spectre d'analyse qui nous portera à étudier la CRF par le haut, nous nous ne manquerons d'examiner l'autre versant, celui du travail opérationnel pratiqué par le personnel de la CRF, autrement dit, celui la réalité du terrain. La Croix-Rouge française étant une œuvre qui produit beaucoup d'écrits, nous nous servirons de l'abondante correspondance disponible à seule fin de comprendre le fonctionnement du transit des consignes officielles, depuis le siège jusqu'au personnel opérationnel composant les différents comités. Ces derniers font montre d'une activité constante et d'un inlassable dynamisme. Cet examen mettra en valeur les liaisons très étroites qui connectent les comités à leur délégué départemental. Mieux encore, cela éclairera la flexibilité des comités qui, en dépit d'une volonté du comité central de contrôler toutes les actions, ou pour le moins de les cadrer, profitent d'une certaine liberté d'action au point que l'on constate, parfois, via la correspondance que ces derniers entretiennent avec leur supérieur, des échanges tendus visant à clarifier et rappeler l'attitude et les bonnes pratiques à adopter, notamment sur la question du port de l'uniforme et du brassard, qui semble faire les frais d'un laisser-aller préjudiciable. Toutefois, et c'est l'un points d'intérêt du projet que nous portons, nous nous appliquerons à montrer que, loin de contrôler les actes entrepris sur le terrain au sein des départements, le comité central de la CRF demeure assez largement ignorant de la réalité effective concernant l'application de ses directives et consignes, comme le révèlent, tel un aveu d'impuissance, les nombreuses demandes d'enquêtes et d'information dont le comité central abreuve le délégué, et qui témoignent de cette méconnaissance de l'action pratiquée à une échelle géographique plus fine. Le paradoxe que l'on constate entre les nombreux rapports d'activité transmis par le délégué du département au siège de l'organisation et le constat d'ignorance partielle de ce dernier interroge, et nous amènera à en évaluer le degré et à en comprendre les raisons. Il s'agira surtout de tenter d'apporter des éléments de réponse à toutes les questions que cette situation induit : s'agissant des actions de ses comités et du personnel CRF qui dépendent de lui, le délégué a-t-il réellement connaissance de tout ce qui se déroule dans son département ? Plus insidieux, les présidents des comités lui livrent-ils des comptes rendus exhaustifs et fidèles à la réalité ? Le délégué départemental se déplace-t-il en personne sur le terrain pour les rencontrer et se forger une opinion concrète, ou bien se contente-t-il des retours effectués par les comités pour attester la réalité de leurs actions ? Le cas échéant, comment expliquer ses déplacements fréquents au siège à Paris pour justifier la réalité et les difficultés d'une action alors qu'il ne prend pas la peine de constater directement le travail réalisé sur le terrain ? Ces interactions et réactions questionnent l'intentionnalité, parfois trouble, des différents acteurs, et rappellent la complexité des ressorts de la psychologie humaine, qui se trouve à l'origine de choix et de décision dont la compréhension profonde échappe par nature à l'historien. Par ailleurs, ces visites au siège seront l‘occasion de nous interroger sur la coopération entre les différents services de la CRF, relativement nombreux, et qui donne à apprécier sa volonté de subdiviser méticuleusement son activité par domaine de compétence. Ensuite, nous détaillerons, spécialement sur la question des prisonniers de guerre puis des internés civils, son étroite collaboration avec le service des activités sociales dirigé par madame Edmond Gillet, qui s'emploie, avec une énergie inouïe et des déplacements constants en province, surtout à partir de l'été 1943, à répondre à toutes les sollicitations, depuis celles émises par les assistantes sociales qui lui rendent compte de leurs activités, jusqu'aux demandes des différents comités et rendez-vous auprès des délégués départementaux ; cela sur l'ensemble du territoire. En effet, l'année 1943 marque un tournant majeur dans le fonctionnement structurel de l'œuvre, en raison de l'invasion de la zone dite « libre » par les Allemands quelques mois plus tôt, le 11 novembre 1942, sous l'effet du débarquement anglo-américain en Afrique du nord le 8 novembre précédent, plus connu sous le nom de « opération Torch ». Dès lors, la fin de la ligne de démarcation contraint la CRF à repenser son organisation et son fonctionnement. Jusqu'à cette date, les permissions et les autorisations nécessaires pour agir en somme, les contraintes propres à la zone occupée, obligeaient la CRF à décomposer son action conformément aux contraintes inhérentes au zonage géographique imposé par les forces d'occupation. De ce fait, elle devait composer avec la pression, pour ne pas dire l'imposante tutelle, exercée par le gouvernement de Vichy sur le comité central et, de l'autre, la présence coercitive de l'occupant, rendue plus difficile par la superposition de l'administration française en place et qui imposait de dédoubler toutes les démarches. Opportunément, cette rupture du zonage encourage la CRF à tenter d'harmoniser ses pratiques, d'installer plus efficacement sa présence dans l'ancienne zone occupée, et d'intensifier son travail en renforçant davantage l'autorité du délégué départemental. Ce bouleversement important engagera, à terme, une réflexion autour de l'activité de la CRF en Picardie jusqu'à la Libération et au-delà. Nous démontrerons que, loin d'être inactive, l'œuvre poursuit non seulement ses activités traditionnelles, la Libération ne mettant pas fin aux problèmes de rationnement, mais compose avec de nouvelles problématiques d'importance, particulièrement en Picardie : la recherche des disparus ; montrant, une fois encore, sa capacité à réagir aux nouveaux défis. En effet, la Libération de la France puis, plus tard, la fin du conflit, donnent à voir une Croix-Rouge française submergée par les demandes de familles visant à retrouver leurs proches disparus, déportés. Ces familles cherchent à solliciter l'œuvre pour obtenir des informations les concernant, en les invitant à contacter les autorités nouvellement établies pour les aider dans leurs démarches. Sur cet aspect, l'exemple picard est édifiant, tant les demandes agrégées par les différents personnels des trois département sont substantielles. À ce propos, bien que nous disposions de nombreux documents d'archives illustrant notre propos, le cas de l'Oise se révèle particulièrement bien documenté. Le comte Michel Emmanuel de Grammont, délégué du service des prisonniers de guerre puis détaché par la CRF au camp de Royallieu pour gérer le service des internés civils, en lieu et place de Germaine Pourvoyeur depuis le mois de septembre 1943, réceptionne une correspondance si abondante qu'un service spécial est créé pour traiter ces demandes. Cette nouvelle dynamique, opérée depuis la Libération, exposera l'intense activité menée en coopération avec le COSOR (comité des œuvres sociales des organisations de résistance), créé en 1944 dans la clandestinité par Alexandre Parodi, délégué du général de Gaulle, avant que ce comité ne soit finalement déclaré à la préfecture de police le 11 février 1945. D'abord conçu comme une entité destinée à secourir les victimes de la lutte clandestine, le comité étend rapidement son action sur l'ensemble du territoire national avec mission de « secourir sans distinction de race, d'opinion ou de confession, toutes les détresses nées de l'oppression nazie ». Il s'attache, entre autres, avec le concours de la CRF, à apporter son aide aux familles de fusillés et de déportés. Cette collaboration entre une Croix-Rouge française, cadrée et tenue par Vichy, et le COSOR, institution résistante par essence, témoigne d'une ambivalence d'époque qui interroge, dans le même temps, la capacité de la CRF à, tour à tour, s'accommoder d'un renoncement à des principes d'action qu'elle a toujours défendus, pour les brandir ensuite, à nouveau, à la Libération, une fois l'occupant parti. Cela nous permettra d'opérer une transition avec notre dernier axe de réflexion : l'attitude de la Croix-Rouge pendant l'Occupation. La Picardie offre une illustration opportune, et de choix, pour confronter l'œuvre à ses propres valeurs, notamment l'indépendance et la neutralité, pourtant ardemment défendues. Cette dernière, entendue comme une absence de prise de position qui s'accompagne d'une liberté d'action sans contrainte, contraste singulièrement avec les actes et la posture adoptés, et dénote bien plutôt une ambivalence, voire un accommodement à l'occupant, ainsi qu'une tutelle directive à peine voilée exercée par le gouvernement de Vichy. Le fonds Favernay autorise, par l'exhaustivité de son contenu, à mettre en perspective les décisions prises par la CRF qui vont à l'encontre des principes qu'elle érige en vertus cardinales. Les documents personnels du délégué départemental de la Somme, que nous tenterons de croiser avec d'autres archives relatives aux départements de l'Oise et de l'Aisne, confirment la volonté du comité central de suivre et d'appliquer les consignes imposées par l'occupant et/ou l'État français. Seront alors étudiés, par l'intermédiaire de ce fonds, que nous enrichirons des archives de la préfecture de l'Oise aussi bien que les nombreux documents réunis par Olivia de la Rochefoucauld, présidente du comité de Soissons de la CRF, les mesures, les décisions et les circulaires prises depuis le siège et qui contreviennent aux valeurs originelles de l'œuvre. Pour mieux comprendre cette sujétion, nous détaillerons avec soin le contexte ayant conduit la CRF à adresser une circulaire inédite aux délégués départementaux, les obligeant instamment à purger le personnel en activité de toute présence juive, y compris au sein des unités bénévoles. Par ailleurs, nous nous attarderons sur une autre circulaire imposée par Vichy au comité central, stipulant l'urgence faite au délégué départemental de requérir rapidement des personnes au sein de son effectif pour travailler dans le cadre du STO (service du travail obligatoire), et naturellement contraire à sa déontologie. L'enjeu consistera surtout à déterminer les dynamiques et les causalités ayant conduit à de telles extrémités. Nous aspirons à évaluer et comprendre, par une observation analytique prudente et nuancée, le degré d'influence réelle de l'occupant et du gouvernement de Vichy dans la prise de décision de l'organisme tout au long de notre période chronologique. Nous évaluerons le degré d'application de ces décisions dans la limite du cadre spatial que nous nous sommes fixée. Nous expliquerons alors la différence entre diffusion et application. Les directives ont-elles toujours été suivies et respectées ? L'ont-elles toutes été de la même manière dans nos trois départements ? Pour quelles raisons ? Est-ce lié à des problèmes de diffusion des consignes ? Ou bien encore à des refus opérés par des personnels au caractère bien trempé ou pétri de valeurs chrétiennes (toujours prégnantes à cette époque) ? L'autorité du délégué est-elle bien respectée voire contestée ? Mieux, est-elle décisive auprès des comités ? Influence-t-il réellement les actions de ces derniers ? En somme, beaucoup d'interrogations que nous essaierons d'éclairer. Enfin, s'agissant de l'indépendance de la CRF vis-à-vis de l'autorité politique incarnée par Vichy, nous mettrons celle-ci à l'épreuve, en nous appuyant sur les nouveaux statuts de l'œuvre du mois d'août 1940. Loin d'être aussi indépendante que souhaitée, nous verrons que la CRF unifiée, dont Pétain exerce la présidence d'honneur, se place, en réalité et sans équivoque, sous le contrôle du pouvoir politique. Située à mi-chemin de la contrainte, de la peur et de la compromission, la CRF constitue, à un degré moindre que le Secours national, le bras armé social du régime de Vichy qui l'instrumentalise tel un outil servant sa Révolution nationale. Aussi, notre démarche vise-t-elle à proposer un bilan nuancé de l'action sociale en temps de conflit, à l'échelle de la Picardie, d'une œuvre, miroir de questionnements douloureux propres à cette époque, mais qui n'a pourtant pas à redouter son histoire, et dont l'action permanente qui s'incarne dans un personnel passionné, dévoué, désintéressé et altruiste, en cette période troublée et complexe, échappe à tout manichéisme simplificateur et expéditif, souvent pratiqué en raison de l'ambiguïté qui la caractérise durant la Seconde Guerre mondiale. C'est pourtant bien cette ambivalence, cette ligne de crête sur laquelle se maintient péniblement en équilibre la Croix-Rouge française, que ce travail de recherche entend explorer et comprendre. Une ambition d'autant plus pertinente et nécessaire qu'il existe peu de travaux sur le sujet, moins encore sur la Croix-Rouge française à l'exception notable de l'ouvrage de Gérard Chauvy . Considéré par certains historiens comme étant « dénuée d'intérêt » , l'œuvre est pourtant la seule à proposer un récit de sa propre histoire, une entreprise motivée par une volonté qui tend à vouloir effacer les aspérités d'un passé gênant qu'elle peine à assumer, une réécriture flatteuse qui s'apparente davantage à « des célébrations qu'à de véritables travaux historiques » ; un mythe laudateur qui, pourtant, et c'est tout l'enjeu de notre démonstration, ne résiste pas à l'examen des sources. Finalement, c'est une recherche originale, pleine de promesses, et au fort potentiel d'investigation, que nous souhaitons entreprendre.