Anticiper les contradiction: Une approche néo-marxiste des inégalités et antagonismes dans le cinéma de science-fiction étasunien des années 2010.
Auteur / Autrice : | Daniel Koechlin |
Direction : | Olivier Frayssé |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Études anglophones |
Date : | Inscription en doctorat le 01/10/2015 |
Etablissement(s) : | Sorbonne université |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Civilisations, cultures, littératures et sociétés (Paris ; 1992-....) |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Histoire et dynamique des espaces anglophones (Paris) |
Mots clés
Mots clés libres
Résumé
En sept chapitres, les mutations de la société américaine et de son imaginaire social sont mises en évidence au travers du cinéma de science-fiction. En particulier, la thèse s'attache à examiner l'interdépendance entre idéologie véhiculée dans la culture de masse audiovisuelle, les révolutions du mode de production et la forme des antagonismes de classe au cours de la ''Great Recession and Long Recovery'' (2007-2021). 1. Skyrocketing. Pourquoi la production de films et de séries de science-fiction et de fantasy a connu une envolée depuis les années 2000, envolée qui s'accélère dans les années 2010 au point qu'en 2018, huit des dix films les plus rentables au box office américain appartenaient à ce genre ? L'engouement pour la science-fiction est lui-même un révélateur d'une tension grandissante dans une société étasunienne dévastée par le néo-libéralisme, où l'antagonisme de classe n'a jamais été aussi intense depuis le « Gilded Age » et ce malgré un « ideological containment » (Jameson) extrême. À la suite de la crise économique de 2008-2010, pour la première fois dans l'histoire du pays, l'espérance de vie des 70% les plus pauvres a reculé (Case 2020). Si l'on suit l'analyse jamesonienne qui voit dans la science-fiction le déploiement d'une dialectique du Wunscherfüllung (réalisation d'un désir) et du principe de réalité freudien (sous forme d'auto-réflexivité politique), alors la demande accrue de SF devient en elle-même révélatrice, à plusieurs niveaux, d'un désir grandissant de voir les rapports sociaux réellement modifiés, d'une prolétarisation accélérée. Le haut réalisme et le modernisme ne sont plus en mesure de convenir à ce désir (Lukacs), en tout premier lieu parce qu'ils sont représentatifs d'une réalité aliénée et disparate, qu'ils ne peuvent plus apporter de Verfremdungseffekt brechtien : contrairement aux films d'anticipation, ils sont caractérisés par une absence de « cognitive mapping », de « modèle réduit » imaginaire extérieur permettant de saisir la totalité d'une société comme système humain et modifiable. 2. The usual suspects. Un retour en arrière sur la longue durée de la science-fiction américaine s'impose, sur ses thèmes récurrents qui continuent à s'exprimer dans les années 2010. Cette rétrospective doit également permettre de mieux saisir la nature des mutations esthétiques, culturelles et surtout sociales de cette décennie. Depuis les années 70, en déplaçant peu à peu le Western, la science-fiction américaine se place comme aboutissement final des tendances contenues dans l'image-action « à l'américaine » , concept que Deleuze tire des écrits d'Eisenstein sur le montage « à l'américaine » : la mise en scène par une série de duels ascendants de l'individualisme bourgeois comme sauveur de la communauté. Ce faisant, les films et séries de SF véhiculent puissamment l'« inconscient politique » (Jameson) résultant d'une société de classe en mutation, avec comme adversaire cynique la corporation, comme repoussoir une modernité fondée sur la rationalité instrumentale et le contrôle social totalitaire voilé d'idéologie (consumérisme, surveillance et bio-/technologie asservissante), comme terrain un ailleurs simultanément proche et infiniment lointain. 3. This time we take the Engine ! De 2011 à 2014, dans le sillage d'Occupy Wall Street (OWS), une série de films apparaissent qui rompent totalement avec les conventions narratives dystopiques des cent dernières années. Les damnés de la terre et les nantis se font face dans une guerre ouverte, impitoyable, inexpugnable, sans possibilité de collaboration, jusqu'au triomphe absolu d'une classe sur l'autre (ce qui n'était certainement pas le cas dans Metropolis par exemple). L'ennemi n'est plus la manipulation, le simulacre, les systèmes machiniques totalitaires, qui hantent l'imaginaire de Zamiatine et d'Orwell à Soylent Green et Matrix : c'est un groupe d'êtres humains bien concret qui exploite et affame matériellement un autre groupe social tout aussi charnel. De telles représentations filmiques auraient été taboues pour Hollywood avant OWS; voilà un révélateur qui confirme la profondeur du choc ressenti par la psyché américaine suite à la Great Recession et aux bank bailouts (sauvetage des banques à hauteur de 4,5 trilliards de dollars). Mais les films perdraient de leur charge politique explosive si l'on s'arrêtait là. L'analyse doit aussi porter sur la façon dont le cinéma tente de pointer du doigt le moteur dialectique qui conjoint simultanément dans l'inconscient politique actuel à la fois la rage face à la prolétarisation et au déclassement, mais aussi le Ressentiment (Nietzsche, Deleuze) si central dans la structuration de l'idéologie de la modernité : les masses affamées des favelas et des ghettos d'un tiers monde qui s'étend au premier monde, les chômeurs et les migrants, vues à la fois comme porteurs d'espoir et comme hordes violentes qui vont forcer les demeures de la suburbia. 4. We know what we're doing : les Jedis et super-héros de l'empire Disney. Aux yeux ébahis de nombreux observateurs de l'industrie cinématographique des années 2010, Disney semble avoir trouvé la poule aux oeufs d'or en produisant film sur film dans ses franchises de la Marvel Cinematic Universe (MCU) et de Star Wars qui battent immanquablement de nouveaux records en termes de revenu et de panégyriques de la critique. Ce chapitre se penche sur la trace de la disneyfication, comme pendant parfois ambiguë des attitudes politiques des liberals américains. Comme Clément Thibault (HDEA, programme Le capitalisme sur le terrain aux 21° siècle) l'a montré dans sa monographie sur les pratiques des parcs d'attraction, Disney fait cohabiter les cultures les plus diverses dans un espace de sérénité aseptisé. Cette disneyfication est pour Jameson l'indice d'une tension inavouée dans le progressisme post-moderne américain , qui, sous couvert d'enthousiasme pour la différence, est parfois un simple reflet de la « logique culturelle du capitalisme avancé ». En tout cas, l'heure n'est plus à la critique de l'appropriation culturelle de Pocahontas ou de l'orientalisme d'Aladdin. Au contraire, de Frozen à Black Panther, Disney est devenu un parangon de vertu progressiste en ce début de XXIème siècle, même si les productions du titanesque studio pointent paradoxalement des réflexes idéologiques de classe tout à fait typiques de certains segments de la population, en particulier les « college educated ». En premier lieu la nécessité de maintenir en vie un monde en but à des crises toujours plus dévastatrices , et dont les effets n'arrivent plus à s'estomper entre les épisodes, mais laissent derrière elles des traces diégétiques visibles. Chaque nouveau film est marqué par les dévastations précédentes, les cicatrices des batailles apocalyptiques à répétition sur les corps des grandes métropoles, ainsi que l'amertume des populations, ces ingrats qui décidément manquent de la largeur de vue suffisante pour comprendre qu'ils doivent leur salut et celui de la civilisation à l'éternel triomphe du bien contre le mal. L'événement connu sous le nom du « Blip », marqueur de la Great Recession dans la MCU, en est l'exemple le plus frappant, et qui restera longtemps (cinq films) le signe d'une blessure mondiale traumatique, jusqu'à ce qu'il soit corrigé par un voyage dans le temps qui permettra aux Avengers de comprendre l'Histoire et parvenir à l'inscrire dans le présent. En second lieu une hantise du « populisme », de la masse grossière et violente, que les démagogues politiques retournent contre les superhéros dans tous les films de 2015 et 2016, après Occupy et en amont de l'élection de Trump. Seul un fou furieux comme le Joker (2019) peut se sentir à l'aise dans cette tourbe masquée, bariolée et brutale, reflet à peine caché des Gilets Jaunes français. En troisième lieu, le fait de confier à des superhéros la gestion de crises récurrentes, de plus en plus graves, pose la question des experts économico-sécuritaires du bio/géopolitique. Et de la légitimité démocratique. Ce sont les seuls à savoir ce qui se passe réellement, les seuls à posséder l'ouverture d'esprit, le mode de vie, l'entraînement, les pouvoirs, les connexions diplomatiques, les ressources financières permettant de maintenir l'harmonie cosmique dans un monde menacé d'un côté par l'effondrement et de l'autre par le totalitarisme. En dernier lieu, une représentation d'une fatigue accrue des vieux super-héros et jedis, gardiens des idéaux américains (la plupart ont été créés il y a 50 voir 80 ans !) qui espèrent que des minorités raciales et de genre viendront le sang neuf qui permettra de poursuivre le combat éternel pour l'équilibre cosmique libéral. 5. Deaths of Despair Deux films évoquent sur un mode allégorique l'effondrement, l'un de la classe moyenne, l'autre de la classe ouvrière américaine, et ce de façon tout à fait intéressante. The Purge tout d'abord est remplie d'ironie swiftienne : pour renforcer la cohésion sociale rien de mieux qu'un peu de compétition bien ordonnée qui, comme chacun sait, entraîne un trickle down effect qui profite à tous. Donc, les citoyens (mais pas les millionnaires qui en sont exemptés) sont invités à s'entretuer une nuit par an. Une famille issue de la classe moyenne se croit en sécurité, jusqu'à ce qu'ils découvrent qu'aux yeux de la jeunesse dorée, leur condition n'est en rien différente de celle du sans-abri noir qui était la première victime désignée. Code 8 en est le pendant prolétarien, montrant le désespoir d'une Rust Belt marquée par la perte du savoir-faire et des solidarités ouvrières, abandonnée par les élites capitalistes et qui s'abîme dans les opiacés. 6. Will this time loop never end? Les années 2010 ont également vu se multiplier les histoires de boucles temporelles, de Edge of Tomorrow à Endgame, symptôme d'une pénible fin de l'histoire du « capitalisme réel » où le changement se fige en répétition désespérante des cycles électoraux. Ces boucles temporelles ne sont que l'expression dans le contenu des films de science-fiction d'une tendance qui s'exprime aussi dans leur forme, « sérielle » et « cyclique », faite de « reboots » et du constat forcé que « plus ça change, plus c'est la même chose ». Ainsi à chaque film de Star Wars correspond la destruction d'une arme de guerre interplanétaire. Mais les films de science-fiction expriment aussi, à leur manière, la solution qui permet de sortir de la boucle et d'ouvrir l'avenir passe, paradoxalement, par une redécouverte du passé historique.