Les Cahiers de la Kolyma et les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov : la question de l'émotivité dans l'uvre d'un témoin du Goulag
Auteur / Autrice : | Anastasiia Mishina |
Direction : | Luba Jurgenson |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Études slaves |
Date : | Inscription en doctorat le 31/08/2023 |
Etablissement(s) : | Sorbonne université |
Ecole(s) doctorale(s) : | Civilisations, cultures, littératures et sociétés |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Cultures et sociétés d'Europe orientale, balkanique et médiane (Paris ; 2014-....) |
Mots clés
Résumé
Dans la vaste littérature testimoniale portant sur les camps du Goulag, l'oeuvre de Varlam Chalamov occupe une place singulière : d'une part, parce que, au-delà de sa dimension documentaire, elle fait partie du patrimoine littéraire mondial, d'autre part, à cause de son approche sans concession de la réalité des camps qui représentent pour lui une réalité absolument négative, alors que d'autres auteurs tentent de trouver une catharsis pour donner sens à cette « tragédie ». Parmi les spécificités de l'approche chalamovienne, on trouve une observation minutieuse et presque médicale des émotions qui s'estompent au fur et à mesure que s'affaiblit le corps du détenu, et reviennent en sens inverse (mais jusqu'à un certain point seulement) s'il parvient à récupérer des forces et à reprendre du poids. Le processus de la disparition des émotions est perçu comme un processus de déshumanisation ; avec la force physique, le détenu perd la capacité de ressentir, et, en revenant à la vie, il acquiert à nouveau des sentiments. Les émotions présentes dans ses ouvrages font partie intégrante de son projet de création d'un « document ». En réfléchissant sur le langage qu'il utilise dans son uvre pour s'adresser aux lecteurs, l'écrivain explique qu'il ne peut ni témoigner du point de vue du détenu du camp, qui avait perdu la capacité d'éprouver des émotions, puisqu'il serait incompréhensible pour le lecteur, ni parler la même langue que le lecteur en ce cas, son récit serait inauthentique. La solution est donc le langage des émotions, en tant que grammaire existentielle et partant d'objets culturels, inscrits dans le régime émotionnel de son époque. Chalamov fait partie de la culture clandestine, en transmettant fidèlement les émotions liées au régime du camp et s'opposant au régime « officiel ». Dans notre travail, nous allons essayer de répondre aux questions suivantes : quel est exactement le régime émotionnel des textes testimoniaux de Chalamov ? Quel est son lien avec les émotions officielles « autorisées » ? Comment l'expérience du camp devient-elle un objet culturel ? Pour répondre à ces questions, nous nous tournerons vers deux cycles de textes, dont le choix n'est pas aléatoire : Récits de la Kolyma (Récits de Kolyma, Rive gauche, Virtuose de la pelle, Essais sur le monde du crime, Résurrection du mélèze, Le Gant ou KR 2) et Cahiers de la Kolyma (Sinjaja tetrad', Sumka počtalëna, Lično i doveritel'no, Zlatye gory, Kipreï, Vysokie iroty ), chacun est composé respectivement de six recueils de prose et de poésie. Dans la première partie de la thèse, nous inscrirons les textes dans leur contexte historique, en étudiant ses régimes émotionnels, le lien entre les uvres et le moment de leur création. Dans la deuxième partie, nous tenterons de répondre aux questions suivantes : comment les émotions sont-elles représentées dans des uvres que l'auteur lui-même considère comme proches d'un document ? Quelles émotions dominent et quel régime émotionnel forment-elles ? Les études les plus récentes sur l'émotivité dans le texte proposent l'idée que les émotifs sont le plus largement représentés au niveau lexical de la langue. Enfin, dans la troisième partie, nous concentrerons la discussion sur les techniques qui sont utilisées pour créer des fonds émotionnels dans chaque cycle où il ne semble pas y avoir d'émotion du tout. Comment l'illusion du texte-document, de l'authenticité y est-elle créée ? Cette partie sera consacrée à l'étude des procédés grâce auxquels les textes combinent la « documentalité » et l'« émotivité », notre attention se portera aussi sur la transition émotionnelle des cycles et sa dynamique. Ainsi, au prisme du langage des émotions, qui favorise l'authenticité du témoignage, nous explorerons la manière dont les émotions deviennent des objets culturels, en formant des régimes émotionnels alternatifs et en participant à la création d'une contre-culture soviétique.