Parler à César : les Orationes Caesarianae de Cicéron et l'émergence de l'éloquence post-républicaine
Auteur / Autrice : | Julie Hébert |
Direction : | Charles Guerin |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Études latines |
Date : | Inscription en doctorat le 01/10/2023 |
Etablissement(s) : | Sorbonne université |
Ecole(s) doctorale(s) : | Mondes antiques et médiévaux |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Edition, interprétation et traduction des textes anciens |
Mots clés
Résumé
L'étude des dernières années de la vie de Cicéron est essentiellement abordée selon deux approches par les travaux récents dans le champ de l'histoire de la rhétorique. D'une part, est mis en avant le premier geste d'opposition de l'orateur à la dictature de César : le choix du silence et de la « textualisation » de l'éloquence tel qu'il est exposé en 46 dans le Brutus . Cicéron y affirme alors le caractère indissociable de l'éloquence et de la république, tout en dénonçant fermement la situation politique contemporaine où une parole publique libre lui semble impossible . Dès lors, pour l'orateur, bien que la situation n'ait rien d'inédit (le conflit opposant Marius à Sulla avait déjà entrainé une désertification des tribunaux), l'éloquence doit trouver d'autres espaces d'expression, celui des traités. D'autre part, c'est sur le conflit violent l'opposant à M. Antoine après la mort de César, et la vision qu'en propose Cicéron à travers ses Philippiques, que l'accent est porté. Une série de travaux récents a ainsi fait émerger le rôle de l'orateur dans la construction mémorielle de sa propre figure, celle d'un champion de la libertas et de la res publica, symbole du crépuscule de l'éloquence républicaine, et dont la cohérence de la posture tout au long de sa carrière serait indiscutable, entraînant, par là même, une présentation orientée de l'exercice du pouvoir césarien et de la posture de Cicéron. Or, face à l'instauration d'un pouvoir autocratique, Cicéron a bien proposé une troisième voie, entre silence et lutte à mort. Le recours à l'écriture n'a, en effet, jamais oblitéré la possibilité d'une parole conciliatrice permettant de peser à nouveau sur un jeu politique accaparé par César. C'est de cette démarche que témoignent les trois discours adressés au dictateur entre septembre 46 et novembre 45, le Pro Marcello, le Pro Ligario et le Pro rege Deiotaro, et réunis dès l'Antiquité sous le nom d'Orationes Caesarianae. À travers ces discours, Cicéron dessine une voie spécifique, une tentative, plus ou moins manifeste, de maintenir un espace délibératif face à l'autocrate. Il développe alors une éloquence adaptée aux circonstances politiques nouvelles afin d'exercer une influence sur César. Cependant, les Orationes Caesarianae sont maintenues, encore aujourd'hui, à la périphérie des études cicéroniennes et considérées comme des objets mineurs vite effacés par les Philippiques. Cette thèse entend redonner toute sa place à ce corpus dans l'évolution de la pensée cicéronienne, en dégageant sa spécificité tant d'un point de vue rhétorique que politique et philosophique. Elle vise également, à plus large échelle, à le réinscrire dans l'histoire de la rhétorique latine et du passage de la République au Principat. Bien qu'étant de nature différente, le Pro Marcello, le Pro Ligario et le Pro rege Deiotaro nous ont été transmis par les mêmes manuscrits. L'association a toute sa cohérence en ce qu'elle signale une étape charnière, aussi bien dans la carrière oratoire de Cicéron que dans l'histoire de la res publica, à plusieurs niveaux. D'une part, il s'agit là des trois seules prises de parole publiques de l'orateur sur un laps de temps considérable (de 52 à 44) : elles surviennent dans le cadre d'un ralentissement sans précédent de son activité oratoire. D'autre part, ils visent un destinataire unique, César. Dès lors, ces trois discours apparaissent comme autant de tentatives d'échange avec le dictateur, dans un contexte inédit. La posture adoptée par Cicéron est stable : il s'agit d'endosser un rôle de conseiller politique en se basant sur la relation de respect mutuel qu'entretiennent les deux hommes tout en traitant le dictateur avec la déférence due à son rang et à sa puissance. Cependant, si les discours témoignent tous d'une volonté d'exercer une influence sur César, le mode opératoire évolue. Le Pro Marcello, d'abord lu par les critiques, en dépit de son intitulé, comme un discours de remerciement, dévoile rapidement des intentions dépassant cette simple visée. La versatilité apparente de Cicéron, républicain revendiqué louant la clémence d'un dictateur, interroge : au fil des siècles, différentes hypothèses ont été formulées, de la compromission à l'acte de résistance, afin d'interpréter l'ambiguïté de ces remerciements. La réception moderne a d'abord perçu l'opportunisme de l'orateur, quand les recherches plus récentes ont mis en avant un discours d'opposition politique virulente, exhortant à la sédition à travers un discours entièrement figuré . Entre éloge et invective déguisée, une troisième voie d'interprétation a émergé, voyant en Cicéron un politicien pragmatique qui, tout en reconnaissant la victoire de César et en acceptant de voir sa liberté de manuvre restreinte, déploie l'ensemble de ses forces pour adapter sa réaction à cette situation inédite. Sans être entièrement dépourvu de sincérité, le propos pourrait aussi habilement servir d'autres desseins. Un consensus récent émerge quant à la perception du discours : il s'agirait d'une suasoire, associant éloge, exhortation à reconstruire la république et reproche. Cicéron chercherait à adopter une posture de conseiller politique crédible pour César à travers le déploiement d'une stratégie argumentative reposant sur la convocation d'un ethos extradiscursif fondé sur le succès du De republica, celui d'un sage embrassant l'intérêt général. L'ouvrage fonctionnerait ainsi comme un intertexte établissant une norme qui autorise l'orateur à évaluer la conduite à tenir. Les deux discours suivants, le Pro Ligario et le Pro rege Deiotaro, sont des discours judiciaires. En septembre 46, Cicéron défend Ligarius, partisan de Pompée en Afrique, accusé de haute trahison par Tubéron, autre membre du clan pompéien. En novembre 45, c'est pour Deiotarus, prince de Galatie, qu'il plaide, en le défendant face à une accusation de tentative d'assassinat contre César. Le dictateur est alors détenteur des pouvoirs judiciaires, juge et partie dans les deux procès. Si celui de Ligarius a lieu sur le Forum et conserve un semblant d'apparence de procès classique, celui de Deiotarus prend place chez César. Les règles les plus fondamentales de la tradition judiciaire républicaine sont ouvertement enfreintes, et l'orateur se voit contraint de composer avec ces circonstances exceptionnelles. Cependant, dans ces procès pipés, la défense de l'accusé est secondaire. Le simulacre d'un processus judiciaire républicain est trop patent, si bien que ces deux prises de parole ressemblent davantage à un prétexte pour s'adresser au dictateur, une opportunité pour Cicéron de poursuivre la dynamique enclenchée avec le Pro Marcello : inciter César à poursuivre sa politique de clémence et tenter de rétablir une concordia, condition première pour restaurer de manière viable la res publica. En septembre 46, quelques mois après avoir envisagé un mode d'opposition à la dictature reposant sur le silence, Cicéron s'exprime à nouveau au Sénat. Sur un mode inédit, il remercie César de la grâce qu'il a accordée à Marcellus. S'il existe bien une tradition républicaine de l'éloge au Sénat, cette pratique épidictique dans un cadre politique a laissé peu de traces. Ici, c'est précisément le caractère non républicain des circonstances qui interroge : la grâce est la prérogative du tyran, en faire l'objet d'un éloge n'a rien de républicain. Le Pro Ligario et le Pro rege Deiorato s'inscrivent dans cette exploration parallèle, itérative, d'un mode de communication inédit face à un autocrate : ils visent à produire les conditions d'une parole politique efficace dans ce contexte nouveau. Ils illustrent également l'ambiguïté de Cicéron face à une pratique césarienne du pouvoir tantôt plébiscitée et tantôt décriée, et qu'il s'agira d'interroger, notamment à la lumière des travaux récents de R. Morstein-Marx. Cette recherche vise à produire une synthèse de la réflexion cicéronienne sur les modes de communication à adopter face au pouvoir autocratique et sur les possibilités qu'offre la rhétorique pour penser un mode d'existence et de résistance au sein d'un espace politique saturé par un seul homme. Elle permettra de repenser la place de ces textes dans l'histoire de l'éloquence en dépassant la vision binaire véhiculée par la tradition impériale de la réaction de Cicéron face à l'autocratie, entre le silence, et donc la fuite hors de l'espace public évoquée dans le Brutus, et la violence des Philippiques. Il s'agira ainsi d'aborder les Orationes Caesarianae comme l'ouverture d'un champ des possibles en matière d'action politique, où Cicéron défend l'usage de la raison et du langage comme unique garant de l'ordre républicain , tout en développant une éloquence qui, par certains aspects, est déjà post-républicaine.