Thèse en cours

Styles de la malséance dans l'oeuvre en prose narrative de Georges Bataille, Jean Genet et André Pierre de Mandiargues

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Auteur / Autrice : Anne Garric
Direction : Christelle Reggiani
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Langue française
Date : Inscription en doctorat le 01/10/2018
Etablissement(s) : Sorbonne université
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Concepts et langages (Paris ; 2000-....)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Sens, texte, informatique, histoire

Résumé

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Styles de la malséance Les œuvres en prose narrative de Georges Bataille (Histoire de l'Œil, Le Bleu du ciel, Madame Edwarda, Le Petit, Le Mort, Julie, L'Impossible, La Scissiparité, L'Abbé C, Ma mère, Charlotte d'Ingerville et le projet inachevé « Divinus Deus ») sont rassemblées dans un volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » afin de leur faire exercer « leur force – de scandale, de libération, de désorientation », lit-on dans la présentation de l'ouvrage. Et les éditeurs de préciser qu'il ne va pas de soi de « ranger » ces écrits sous une même étiquette générique, tant ces « textes échappent aux genres traditionnels. » Comme eux, on peut se référer à l'ouverture du Bleu du ciel, dans laquelle l'auteur définit la fiction : exprimer la rage de l'écrivain, faire franchir au lecteur les « limites imposées par les conventions », dire l'excès, provoquer la transe. Souvent publiés sous pseudonyme, largement érotiques, les récits de Bataille dérangèrent lorsqu'ils parurent, comme les quatre romans de Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose, Querelle de Brest et Pompes funèbres, qui furent censurés car jugés pornographiques. Dans La Responsabilité de l'écrivain, Gisèle Sapiro rappelle qu'au début des années cinquante, Jean Genet a été poursuivi pour deux de ses livres publiés sous le manteau, dont Querelle de Brest, en raison de leur sujet alors tabou, La justice condamna l'auteur à huit mois de prison et cent mille francs d'amende. De son côté, Georges Bataille fit partie des témoins cités par la défense au cours du procès de l'éditeur Jean-Jacques Pauvert pour quatre titres de Sade, La Philosophie dans le boudoir, La Nouvelle Justine, Les Cent Vingt Journées de Sodome et Histoire de Juliette, en 1956. Publiés clandestinement, censurés, leurs textes outrepassaient ce qui était admis, ce que l'on considérait comme représentable par la fiction. Quant à André Pieyre de Mandiargues, il est l'auteur d'un œuvre vaste où règnent l'onirisme, le fantastique, l'érotisme et le merveilleux. Loin d'exhiber ses écrits et caractérisé par sa grande timidité, c'est en secret qu'il menait son activité d'écrivain. En 1946 il fit néanmoins paraitre son premier recueil de nouvelles, Le Musée noir. L'œuvre narrative qui suit cette première publication est foisonnante et compte de nombreux récits brefs : Soleil des loups (1951), Le Lis de mer (1956), Feu de braise (1959), L'Âge de craie (1961), Sous la lame (1976) ou encore Le Deuil des roses (1983). À propos de l'année 1952, Mandiargues mentionne « la composition d'un récit érotique aussi sadique et scandaleux qu'il se pourrait, mené jusqu'aux dernières extrémités et qui aurait été comme un baiser de paix donné au principe du mal, à la manière de Blake et de Swinburne » . Ainsi parut le sulfureux L'Anglais décrit dans le château fermé, sous pseudonyme chez Jean-Jacques Pauvert avant d'être publié sous son nom aux éditions Gallimard en 1979. Les œuvres ayant fait l'objet d'un jugement de justice sont envisagées dans l'ouvrage de Gisèle Sapiro comme des « crime[s] écrit[s] » . Cette conception répond à la préoccupation du chercheur en littérature et stylistique de désigner l'objet littéraire qu'il étudie. Deux des enjeux majeurs des « crimes écrits » exposés par le livre de Gisèle Sapiro sont prédominants dans notre corpus : l'hostilité à l'égard de la religion chrétienne et du dogme, propre aux textes jugés sous la Restauration, et « l'offense aux bonnes mœurs » largement condamnée sous le Second Empire. Les ouvrages blâmés y sont « séditieux et antireligieux et ils recourent abondamment à la satire licencieuse » . Constatons d'emblée que les récits de Bataille, de Genet et de Mandiargues sont bien séditieux (il faudra comprendre comment), souvent antireligieux, largement licencieux, et quelquefois satiriques. Les ingrédients du crime écrit semblent réunis, quoique de façon hétérogène, dans les récits de Mandiargues, de Bataille et de Genet. Tous trois mettent abondamment en scène des personnages de criminels et racontent plusieurs crimes, en associant ce champ notionnel du crime à celui de la sexualité. En quoi, outre les thèmes qu'ils mettent en œuvre, ces textes peuvent-ils être considérés comme des « crimes écrits » ? Les récits du corpus saisissent, choquent, mettent mal à l'aise, et tous mettent en œuvre une démarche iconoclaste à de multiples niveaux, dans la mise à mal de figures sacrées ou socialement consacrées (relation incestueuse, nécrophilie, mise à mal de la mère donc de l'autorité parentale et de l'amour filial, mise à mal du clergé à travers les violences portées à l'un de ses représentants). Aux viols sexuels relatés par certains des textes, s'apparente le viol verbal de la profération de la malédiction, du tabou, ou du blasphème. Il est ainsi possible de rassembler les textes du corpus sous un dénominateur commun, que l'on pourrait désigner en une formule synthétique : tous heurtent la bienséance. Or, que lit-on dans le Trésor informatisé de la langue française qui donne la définition suivante de la bienséance ? « Qualité de ce qui sied bien, de ce qui est bienséant. A. Qualité de ce qui répond aux normes morales d'une société donnée. Les bienséances : ensemble de règles correspondant à l'éthique d'une époque. B. (Qualité de) ce qui est conforme aux usages de la politesse. C. (rare) (Qualité de) ce qui répond à certains critères d'appréciation esthétique. Spécialité – Littérature classique : qualité d'une œuvre qui répond aux lois du genre, aux exigences du sujet, des personnages, au goût dominant d'une époque. » On peut ainsi prendre appui sur les paradigmes constitutifs du concept de bienséance afin d'analyser en quoi les textes du corpus s'y opposent, s'y heurtent et du même coup heurtent la lecture. On s'intéressera donc à une écriture qui va à l'encontre de la convenance, de la correction, de la décence, de l'honnêteté, de la pudeur aussi, pour ne développer que quelques uns des termes-clés sans souci de les hiérarchiser pour l'heure. On n'oubliera pas la place prépondérante de la notion de bienséance dans les arts poétiques classiques, en tant que règle du théâtre classique, et l'on en transposera certaines prescriptions dans la prose narrative de notre corpus d'étude. Dans quelle mesure a-t-on affaire à une écriture du cynisme, de l'immodestie, de l'impudeur, de l'inconvenance, de l'indécence, de l'obscène ? Il conviendra d'interroger également la signification proprement littéraire du concept. On verra alors dans quelle mesure les récits de Bataille, de Genet et de Mandiargues peuvent irriter, exaspérer « le goût » de leur époque, en quoi ils transgressent les lois génériques, bafouent les exigences de leurs sujets. Et l'on se penchera avec une attention particulière sur le traitement que ces auteurs réservent à leurs personnages, d'une part à travers leur caractérisation, d'autre part au moyen de leur usage des discours rapportés. D'un point de vue syntaxique, on observe que Genet comme Mandiargues écrivent d'une manière très largement canonique et correcte, respectueuse des normes syntaxiques de leur époque. Les passages de Genet caractérisés par des incorrections syntaxiques sont pour la plupart des paroles rapportées au discours direct, et de surcroît le fait de personnages issus de catégories sociales marginalisées, homosexuels ou criminels, qui ont dans la fiction l'apanage des fautes de français comme de l'argot. Quoique plus drue, plus brute, la syntaxe bataillienne est aussi majoritairement correcte. Comment dire alors l'incorrection des manières au moyen de la correction syntaxique? Notre souci de définition conceptuelle nous conduit à trouver, à l'entrée « BIENSÉANCE » du Dictionnaire d'Émile Littré, une précision digne d'intérêt dans la perspective langagière et stylistique qui sera la nôtre : « Terme de littérature. Les bienséances oratoires. » Certains textes du corpus iraient-ils jusqu'à déployer un « talent oratoire » au service du malséant, et le lecteur n'a-t-il pas à subir ce qu'on pourrait désigner comme les assauts d'une éloquence de ce qui sied mal ? Sur quels phénomènes de langue la messéance, ou la malséance, repose-t-elle ? Le premier mot est considéré comme un équivalent sémantique « vieilli et littéraire » du dernier. Cet argument qui relève de l'observation morphologique nous fera préférer le second substantif, qui fait bien apparaître le préfixe mal- et l'érige ainsi en antonyme de la bienséance. Ainsi peut-on reprendre le sens de ce dernier substantif, en le retournant : on s'intéressera à un discours qui n'est pas seyant, qui ne convient pas, ne donne pas un aspect agréable à ce qu'il exprime. Autrement dit, on se posera la question suivante, globale et sciemment rendue métaphorique : comment les trois prosateurs s'assoient-ils sur l'étiquette? Le Trésor de la langue française mentionne un langage pur, un style pur, « conforme à une norme établie, définie, considérée comme idéal, comme modèle » et plus spécifiquement « correct ; dont les termes sont adéquats, choisis ; dont les formes dont conformes à la grammaire et au bon usage ». Au regard du caractère choquant de plusieurs des thèmes abordés dans les œuvres du corpus, s'impose à notre réflexion la question de la congruence du propos et du dire. En outre, dans certains passages de leurs textes que l'on peut lire comme des formes de revendications scripturale et stylistique, à la manière d'arts poétiques, les auteurs eux-mêmes nous invitent à ce questionnement. Ainsi fait Genet, dans Notre-Dame-des-Fleurs, en comparant le caractère immoral des personnages au roman populaire, « imprimé menu, sur un papier spongieux ¬⎯ comme l'est, dit-on, la conscience des vilains messieurs qui débauchent les enfants. » Y a-t-il coïncidence de ce qui est conté et de la manière dont cela nous est conté ? Si Bataille, malgré sa revendication d'« écrire classique », participe d'une « misologie » en écrivant mal, voire « n'écrit pas du tout » selon Marguerite Duras , le moins que l'on puisse dire d'emblée de Jean Genet et de Mandiargues, c'est qu'au contraire ils écrivent bien. Comment donc, et pourquoi écrire des horreurs ? Avec quelle visée ? À la lecture des textes de Bataille, on voit qu'aucune beauté ne cherche à poindre, mais qu'au-delà de l'inconvenance, c'est un écœurement et un malaise véritables qui se font sentir par le biais de l'excès et de la saturation. À l'inverse, Genet écrit avec une visée esthétique, voire esthétisante. Chez lui, la beauté du texte sert le discours d'une valorisation de la racaille et du crime, à travers une réelle poésie des bas-fonds. Cette poétique repose sur de constants paradoxes axiologiques et esthétiques. Ils sont au service d'une redéfinition du beau au moyen des figures immorales de l'homosexuel et du criminel au sens plus large. Enfin, il semble que dans les récits mandiarguiens les caractéristiques identifiées dans les textes des deux premiers auteurs soient également à l'œuvre, moteurs textuels du déploiement de l'étrangeté et de l'expression du fantasme. Pour chacun des textes du corpus il s'agira de mettre au jour un dispositif discursif qu'on désignera comme une pragmatique de la malséance. En effet, ce concept repose principalement sur les modalités d'une rupture, d'une transgression, d'une enfreinte des règles, qu'elles soient généralement admises par la société, qu'elles relèvent d'un décorum donné, ou de ce que l'on appelle communément le « bon goût ». L'approche pragmatique présente dès lors un intérêt accru, en tant qu'elle considère les éléments du langage dont la signification nécessite la connaissance du contexte dans lequel ils sont employés pour être compris. Pour que les lois soient transgressées, il faut qu'une ou plusieurs instances discursives soient chargée(s) de les endosser, et puisse(nt) en percevoir l'outrepassement, ces instances pouvant résider dans le cotexte du récit, dan le narrataire ou le lecteur. Il conviendra donc de réfléchir en termes d'énonciation, de surénonciation littéraire, et d'y observer l'entrelacs étroit de « la référence au monde et [de] l'inscription des partenaires dans le discours » . Pour reprendre les termes de Dominique Maingueneau, cette prise en compte de l'énonciation nous permettra d'envisager le discours littéraire comme « activité régulée par des institutions de parole » : les notions de régulation et d'institutions de parole nous paraissent d'autant plus pertinentes et capitales lorsqu'il s'agit de traiter les outrages à la bienséance. On tâchera donc d'identifier dans les textes la représentation et l'expression de la doxa en matière de morale, « ce tout-dit multifocalisé, saturé et structuré par l'idéologie dominante dont il est la forme résiduelle, vécue comme le “parce que cela-se-fait”, “parce que cela-se-dit”, et qui se donne comme la voix des mœurs […] la voix des pesanteurs sociologiques, celle qui dicte les conduites, prononce les interdits, décide des modes et des modèles. » Comment « le regard de l'autre » est-il représenté, ou thématisé dans les textes ? La « rencontre de subjectivités », constitutive du processus stylistique pour Merleau-Ponty , nous intéressera au premier chef, en vertu d'une théorie qui n'envisage pas la parole « seulement [comme le] moyen au service d'une fin extérieure, [mais en tant qu'elle] a en elle-même sa morale, sa règle d'emploi, sa vision du monde. » Et Merleau-Ponty d'ajouter : « cet usage vivant du langage est celui d'une littérature des “sujets” » . Après la parution de Madame Bovary, lors du célèbre procès intenté à Flaubert (mais aussi au gérant de la Revue de Paris et à son imprimeur) pour « outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », il a notamment été reproché à l'auteur de ne pas avoir blâmé Emma. Certes, avec l'évolution des conventions de l'écriture et de la lecture romanesques, le narrateur du vingtième siècle n'est plus nécessairement identifié à l'auteur. De plus, comme l'écrit encore Gisèle Sapiro dans son examen, l'écrivain moderne « affirme aujourd'hui son autonomie » par rapport à « la morale publique. » Néanmoins, la réflexion pragmatique sur la malséance des textes nous amènera à nous interroger sur l'adhésion des locuteurs à leur énoncé : dans quelle mesure le narrateur est-il impliqué dans son propos ? Il faudra analyser la présence et le rôle de la polyphonie au sein du corpus, en étudiant d'une part les discours rapportés, et en consacrant d'autre part une attention spéciale à l'ironie mandiarguienne, selon une conception polyphonique de l'ironie sur laquelle semble reposer une grande part de la malséance dans ces nouvelles. Plus généralement d'ailleurs, on portera un intérêt particulier aux relations d'intertextualité et d'hypertextualité, foisonnantes chez Mandiargues, mais également présentes dans une moindre mesure dans les œuvres de Jean Genet et de Georges Bataille (dans Histoire de l'Œil flotte indéniablement le souvenir du Jardin des supplices de Mirbeau). Les intertextes libertin, sadien, et décadent conditionnent largement la malséance des récits du corpus. Enfin, dans le cas précis de Bataille, on se livrera à un repérage des phénomènes de langues avec lesquels le romancier paraît chercher à faire adhérer son lecteur à une vision du monde excessive et obscène. À travers une « stylistique des moyens d'expression » , on verra comment le texte semble user des moyens verbaux les mieux appropriés, en opérant une forme d'argumentativité, dans une sorte d'inventio de la malséance. À la lecture d'un corpus exclusivement composé de récits (quoiqu'il soit bien malaisé de classer les textes de Mandiargues et de Bataille selon des critères génériques), on ne saurait faire l'économie d'une étude stylistique de la prose narrative, en rapport avec la dimension narratologique des textes, et plus particulièrement l'élaboration du discours descriptif. Les descriptions des trois auteurs, dans le cadre de ces récits, sont comparables à plusieurs égards. Que nous donnent à regarder les auteurs ? De quelle manière est-on amené à regarder ? L'étude du discours descriptif conduira à mettre au jour une dialectique de la monstration et du voyeurisme, de ce que l'on exhibe et de ce qui devrait rester cacher mais que l'on voit, au sein de textes-voyeurs qui mettent en œuvre tant la subjectivité de celui qui regarde que l'objectivité du trou pratiqué dans un mur pour regarder – métaphore du texte. On pense alors au spectacle de la mort dans les récits batailliens, spectacle de la corporéité, de l'ouverture du corps également, des viscères sortis à la lumière. L'obscène aura souvent la part belle dans ce que l'on peut désigner comme une poétique du tableau, et dans la manière dont chacun construit des scénographies malséantes, au-delà de la seule fonction descriptive des passages. Le discours pornographique présent dans tous les textes, quoiqu'à des degrés divers, nous intéressera en ce qu'il semble davantage servir une visée malséante que provoquer l'excitation sexuelle du lecteur, qui est sa visée traditionnelle (on pense au déploiement du fantasme et de l'étrangeté pour André Pieyre de Mandiargues, à la saturation écœurante du spectacle orgiaque chez Bataille, et a contrario à la véritable poésie de la pornographie dans l'œuvre de Genet). On appréhendera dans la même optique les portraits de personnages, souvent issus des bas-fonds chez Genet, prostitué(e)s lubriques ou criminels qui émaillent aussi les récits de Bataille et de Mandiargues. On s'intéressera à l'écriture des prosopographies et des éthopées, en incluant dans cette réflexion les questions onomastiques. Dans la perspective des effets de monstration, d'exhibition, de brandissement de ce qui devrait rester caché ou tu, il s'agira d'analyser une poétique du surgissement de l'élément inconvenant (surgissement du mot cru, vulgaire, en concordance avec le jaillissement, le jet de sperme ou d'urine par exemple), notamment au moyen de phénomènes linguistiques produisant les effets d'une intensité malvenue, surprenante ou embarrassante, étroitement associée aux effets d'outrance, qui chez Bataille sont poussés jusqu'à une sorte de banalisation paradoxale de l'horrible. On s'attachera donc à l'emphase syntaxique, avec l'étude des formes de dislocation, clivées et pseudo-clivées. Les effets d'emphase requerront aussi que l'on étudie l'usage de certain signes graphiques tels que les guillemets, les italiques de soulignement, frontières de la parole selon la formule d'Anne Herschberg Pierrot , qui une fois de plus opèrent un jeu avec les limites et « désignent les bords instables du discours » . L'utilisation de certains signes de ponctuation retiendra aussi notre attention – l'usage pléthorique des deux points dans Le Bleu du ciel par exemple. Les phénomènes de mise en relief prennent aussi une forme lexicale, avec l'usage des expressions présentatives (doublement porteuses d'intérêt car à la fois signes intensifs et indicateurs de monstration). Les questions reliées au lexique seront par ailleurs nombreuses. On envisagera bien sûr les éléments lexicaux selon un point de vue sémantique, en cherchant à mettre au jour des champs lexicaux qui auraient pour point de départ notionnel la malséance, et lui associeraient des configurations lexicales fondées sur des rapports de synonymie, d'antonymie (capitale pour la question de l'opposition à la bienséance, de la transgression de la règle), mais aussi d'homonymie, de paronymie et d'hyperonymie. De plus, on s'intéressera à la mise en œuvre d'isotopies de la malséance, notamment à travers l'analyse de la récurrence de sèmes comme ceux de la saleté, de la souillure, mais aussi de l'excès. On verra comment les phénomènes de co-occurrence des termes propagent un caractère malséant dans les textes au moyen de relations d'association, à travers des séries d'associations lexicales. En outre, l'étude de la polysémie nous amènera à appréhender la difficulté de trouver la limite de ces champs lexicaux, dans un rapport de fine congruence avec la question du jeu à la limite duquel repose parfois la malséance. En partant de l'hypothèse qu'il existe chez Bataille, Genet et Mandiargues des champs lexicaux de la malséance, on mènera une étude morpho-lexicale orientée comme suit : en plus de l'étude des champs lexicaux (des notions liées à la malséance) on s'attachera aux champs lexicaux dérivationnels : en observant les préfixes privatifs ou d'opposition (tels ob-, mal-, mé-, dé- etc.), on traitera la question des relations d'opposition. Entre autres, l'on s'occupera de la visée de l'œuvre de Jean Genet et des associations paradoxales entre la racaille et l'aisance sociale, et plus métaphoriquement entre le haut et le bas, la propreté et la souillure qui émaillent ces romans, mais que l'on trouve fréquemment dans les récits batailliens et mandiarguiens également. De plus, la question de la dénotation et de la connotation nous occupera, notamment en ce que cette dernière permet de fournir des indications idiolectales importantes pour notre sujet, en véhiculant à la fois les « valeurs affectives, métaphoriques, péjoratives ou mélioratives dont un mot est entouré dans un énoncé et par lesquelles il est relié à d'autres » . A-t-on affaire à des systèmes connotés, qui iraient tous dans le sens de la malséance? On analysera entre autres les connotations d'une intertextualité libertine et sadienne. On distinguera parmi les traits connotatifs ceux qui sont liés à l'existence de normes sociales, qui laisseraient entrevoir des règles préétablies et enfreintes au moyen du texte. Enfin, il faudra nous consacrer aux interrogations relatives à la mise en œuvre d'analogies, très abondamment représentée dans le corpus. On verra en quoi les textes de Genet, comme ceux de Bataille et de Mandiargues créent des paradigmes analogiques malséants. Pour ce faire on analysera les déploiements du langage figuré dans le corpus. En effet, toute figure est tributaire du lecteur ou du récepteur du discours, qui doit être en possession des moyens intellectuels et culturels de la reconnaître. Le langage figuré est affaire d'interprétation, et repose donc sur des codes, en tant que tels convenus, autrement dit sur des convenances (sociales, linguistiques, énonciatives etc.). Comment, à travers la présence abondante des figures d'analogie, assiste-t-on à un bouleversement de certains codes à la fois esthétiques et axiologiques? La comparaison nous intéressera en ce qu'elle « pose et expose dans la syntaxe la relation d'analogie » (pour reprendre les mots d'Henri Meschonnic, cité par Anne Herschberg Pierrot). Du fait d'une démarche sciemment effectuée par l'écrivain, la comparaison rend visible dans le texte ce qui pourrait ne pas l'être, par exemple dans le cas de l'utilisation de la métaphore, envisagée comme une tension prédicative entre le terme métaphorique et le reste de l'énoncé. Selon cette perspective, « la relation métaphorique s'établit entre un terme-repère, en emploi propre, isotope avec le reste de l'énoncé, et un terme en emploi métaphorique (terme métaphorique), en relation de rupture ou d'impertinence prédicative avec le cotexte. » Cette conception tensionnelle de la métaphore nous aidera à voir en quoi elle participe de la construction d'un univers référentiel malséant dans les textes du corpus. Dans l'optique de l'exhibition malséante, du dévoilement incongru de ce que la bienséance garderait masqué, les métaphores in praesentia et motivées retiendront notre attention car, tout en réduisant l'espace métaphorique entre le comparant et le comparé, elles mettent en relief le processus analogique sur le plan cotextuel (dans la phrase de Notre-Dame-des-Fleurs « ma main s'englue de mon plaisir libéré », on comprend par exemple la puissance que retire l'analogie du plaisir mémoriel et du plaisir sexuel résultant de la masturbation de la présence du participe passé, et de la motivation contenue dans le verbe choisi). Ces « styles de la malséance » bâtissent donc un univers référentiel fictionnel qui leur est propre, à travers une pragmatique discursive spécifique. Ils mettent en œuvre les ressources lexicales et celles de l'expression analogique, en bousculant les codes, ceux des convenances thématiques et discursives, en malmenant « l'étroite bienséance » que saluait Boileau dans son Art poétique pour évoquer la scène dramatique classique. Voyons-les d'ores et déjà comme quelques uns des « beaux exemples » dont fait état Gisèle Sapiro, qui montrent « que le travail sur la langue [peut] être un puissant facteur de subversion de la vision du monde dominante. »