Le pays des grosses têtes'' : anti-intellectualisme et scepticisme dans l'oeuvre de Jean Giono
| Auteur / Autrice : | Yann Figuière |
| Direction : | Christophe Pradeau |
| Type : | Projet de thèse |
| Discipline(s) : | Littératures françaises |
| Date : | Inscription en doctorat le 01/10/2023 |
| Etablissement(s) : | Sorbonne université |
| Ecole(s) doctorale(s) : | Littératures françaises et comparée |
| Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Centre d'étude de la langue et des littératures françaises |
Mots clés
Résumé
J'écris pour que chacun fasse son compte : c'est là la phrase qui clôt Le Poids du Ciel, essai que Jean Giono publie en 1938. Si cette formule définit le projet des essais de Giono, elle peut aussi s'appliquer à son uvre romanesque. On y voit en effet des personnages « faire leur compte », en soumettant à un examen individuel des valeurs collectives (morales, politiques, esthétiques) pour refonder leur propre système de valeurs. Par exemple, le cycle du hussard peut être lu comme la mise à l'épreuve par Angelo d'une doxa politique, le nationalisme italien du XIXe siècle. Il conserve une position toujours marginale dans les manuvres des carbonari et décide finalement de se retirer du jeu politique dans Le Bonheur fou, parce que les valeurs qu'il apprécie, l'héroïsme et la générosité, n'y sont pas mises en pratique. L'individu, ici, a examiné les valeurs réelles d'un discours politique, donc collectif, et en a tiré des conclusions personnelles. Dans l'univers gionien, l'individu est toujours la mesure de la connaissance. Individualisme et scepticisme se confondent dans la mesure où le scepticisme est la manifestation épistémique de l'individualisme. C'est également ce qui se passe dans les essais, où le je auctorial examine les partis et les discours politiques à l'aune de ce qu'ils peuvent apporter au bonheur individuel. Ce savoir refondé par l'individu, une fois passé le moment sceptique, s'exprime en termes anti‑conceptuels (métaphores corporelles et spatiales, défigement d'expressions), comme s'il était avant tout un savoir intuitif, ancré dans la pratique et pas dans le pur entendement. C'est ce qui explique les difficultés à transmettre par le langage ce savoir, et le recours permanent à l'ellipse et au shibboleth. Sur le plan philosophique, on peut relier ce trait stylistique à une méfiance généralisée envers l'intelligence abstraite et le langage en somme, à une forme de nominalisme, attestée aussi dans les essais. J'étudie cela dans un corpus comprenant trois ensembles. Quatre récits d'avant-guerre : Jean le Bleu (1932), Le Serpent d'étoiles (1933), Que ma joie demeure (1935), Batailles dans la montagne (1937) ; sept essais : Les Vraies Richesses (1936), Refus d'obéissance (1937), Le Poids du ciel (1938), Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix (1938), Précisions (1939), Recherche de la pureté (1939), Triomphe de la vie (1941) ; sept récits d'après‑guerre, les cycles du Hussard et de Martial Langlois : Un roi sans divertissement (1947), Mort d'un personnage (1949), Le Hussard sur le toit (1951), Le Bonheur fou (1957), Angelo (1958), Les Récits de la demi-brigade (1972), ainsi que L'Iris de Suse (1970), roman somme et dernier livre publié par l'auteur. Je fais le choix d'étudier ensemble et en vis‑à‑vis la fiction et les essais. Ces derniers souffrent généralement d'une damnatio memoriae, qui tient à la fois à des motifs idéologiques et au moindre intérêt porté à l'écriture polémique dans l'histoire littéraire. Cette minoration de ses textes d'idées conduit à réduire Giono, une fois de plus, à l'image d'un conteur virtuose, styliste des « sensations » mais incapable d'une pensée sérieuse. Pourtant, ces essais constituent non seulement une production quantitativement importante, mais aussi liée au corpus fictionnel : les premiers essais, Les Vraies Richesses et Refus d'obéissance, s'appuient sur des romans précédemment publiés. Il y a donc communication évidente entre ces deux corpus, que je m'efforce de montrer pour en enrichir la lecture. Il me faut aussi repenser les étiquettes génériques sous lesquelles sont classés romans et essais : les romans d'avant-guerre, surtout, se rapprochent plus qu'on ne l'a dit du roman philosophique, et les essais présentent de nombreuses caractéristiques du pamphlet. Le corpus gionien constitue d'ailleurs un cas intéressant pour reprendre à nouveau frais le difficile problème de la définition de l'essai.