Contestation de l’uti possidetis juris et auto détermination des peuples. Entre doctrine et pratique africaine : cas du Maghreb et de la Corne de l’Afrique. : cas du Maghreb et de la Corne de l'Afrique
Auteur / Autrice : | Kadra SALEBAN ALI |
Direction : | Philippe Lagrange |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Droit public |
Date : | Inscription en doctorat le 14/11/2023 |
Etablissement(s) : | Poitiers |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Droit et Science Politique Pierre Couvrat (Poitiers ; 1993-....) |
Résumé
Contestation de l’uti possidetis juris et auto détermination des peuples. Entre doctrine et pratique africaine : cas du Maghreb et de la Corne de l’Afrique. - PRESENTATION DU SUJET Si l’Etat constitue le principal sujet du droit international, c’est surtout, parce qu’il est le seul parmi les autres sujets du droit international à détenir un territoire. Le territoire est le titre de compétence par excellence qui lui permet cette suprématie sur les autres sujets de droit international. 1 Un des principaux éléments constitutifs de l’Etat, « c’est-à-dire un élément de son être et non point de son avoir, un élément de sa personnalité même et en ce sens il apparaît comme partie composante et intégrante de la personne Etat, qui sans lui ne pourrait même se concevoir »,2 le territoire est indissociable de la notion d’Etat. Le territoire est également lié, avec le droit en général – et pas seulement avec le droit international en particulier du fait qu’il constitue avec la personne, l’objet ou le temps, l’un des concepts juridiques fondamentaux qui définissent le champ d’application d’une norme ou d’une compétence.3 ; En droit international, le territoire est un des éléments les plus importants qui fonde la compétence étatique souveraine. La compétence étatique et la souveraineté territoriale qui la crée sont des éléments de base du lien entre territoire et droit international depuis son apparition au XVIème, à la paix de Westphalie à l’origine de la société inter étatique moderne.4 Ce traité créateur de la première codification du droit international, mais aussi de la notion de l’Etat moderne, était à l’origine exclusivement destiné aux pays européens et à pacifier leurs relations. Il permettra, entre autres à l’émergence de l’espace-territoire comme lieu d’exercice du pouvoir souverain, et respecté par les autres Etats européens, qui, verront les autres territoires du globe comme des terres soit occupées par 1 Thibault FLEURY-GRAFF, Territoire et droit international IRENEE / Université de Lorraine | « Civitas Europa » 2015/2 N° 35 2 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. I, p. 4 3 H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, p. 381 et Ch. ROUSSEAU, « Principes du droit international public », RCADI, vol. 93 (1958-1), p. 403 4 VOEFFRAY, François. Chapitre I. Un droit international en transformation In : L’actio popularis ou la défense de l’intérêt collectif devant les juridictions internationales [en ligne]. Genève : Graduate Institute Publications, 2004 (généré le 31 mai 2023). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782940549153. DOI : https://doi.org/10.4000/books.iheid.1212. des Etats européens, soit un terrain libre pour la colonisation.5 Il sera de ce fait, dès le XIXème siècle pour les Etats européens, qui l’ont déjà utilisé lors de la conquête du continent américain ; un instrument pour coloniser le reste du monde. Il sera, aussi à la fin de la Seconde Guerre mondiale, un instrument de la décolonisation des continents africain et asiatique par les Etats européens puisque, les processus de décolonisation ont montré le lien entre la création d’entités, Etats indépendants et leur délimitation territoriale à travers une ligne, qui les sépare, et sépare leur lieu d’exercice de la nouvelle souveraineté acquise par le nouvel Etat. En Afrique, principal continent concerné par les décolonisations d’après-seconde guerre mondiale, cette question du territoire et surtout le problème de sa délimitation sont exacerbés par les colonisations et des tracés de frontières arbitraires subis6, et revenus sur la scène politique et diplomatique africaine au moment des décolonisations. La république de Djibouti, se trouve dans une région où la question du territoire et son interprétation par le droit international ont donné lieu non seulement à de houleux débats juridiques mais aussi à des tensions. Dans la région de la Corne de l’Afrique comme ailleurs en Afrique, il a fallu adapter les nouvelles règles et principes du droit international au contexte africain. 7 En effet, durant les décolonisations, la périlleuse question des délimitations des frontières postcoloniales ayant conduit à des situations conflictuelles où chacun des Etats prétend connaitre ses nouvelles frontières. Face aux conflits de contestations des frontières, l’utilisation d’un principe qui a servi de base aux délimitations des frontières en Amérique centrale et du Sud, a été envisagée : L’application de la norme de l’Uti possidetis juris pour les nouvelles frontières des Etats africains. L’uti possidetis juris, notion issue du droit romain, dont la formule d’origine est « uti possidetis , ita possidetis », traduite comme « continue de posséder ce que tu possédais ». Cette notion crée un principe selon lequel le bien contesté appartient à son détenteur au moment de la contestation et que le contestataire est tenu d’accepter cette situation dans l’attente de règlement définitif du litige. L’uti possidetis qui peut être alors assimilée à une solution provisoire dans l’attente d’une solution définitive, est appliqué d’abord aux Etats d’Amériques du Sud nouvellement indépendants au XIXème. 5 Thibault FLEURY-GRAFF, Territoire et droit international, op cit 6 Cf : la conférence de Berlin du 15 novembre au 22 février 1885 ; Yves Person “L’Afrique noire et ses frontières” in Le Mois en Afrique n.80 août 1972, p.21: pour Lord Salisbury, un des architectes des frontières africaines” Nous avons entrepris de tracer sur les cartes des régions où l’homme blanc n’avait jamais mis le pied. Nous nous sommes distribués des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés par cette petite difficulté que nous ne savions jamais exactement où se trouvaient ces montagnes, ces rivières et ces lacs”. 7 Résolution AGH/Res , du 22 juillet 1964, adoptée au Caire lors de la première Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement consacrée à la question des frontières qui réaffirme l’Article 3 de la Charte de l’OUA Ce principe qui semblait avoir prouvé son efficacité pour le maintien de la paix dans ce continent, tout en s'écartant de sa définition initiale du droit romain sera importé en Afrique. 8 Cette application est justifiée par sa réussite dans les décolonisations des Amériques où il a même été consacré dans les droits internes comme instrument de délimitation. 9 Cependant, en Afrique, contrairement aux Amériques, où l’uti possidetis n’est que très peu contesté10, l’uti possidetis ou du moins son interprétation dans le contexte africain n’a pas fait l’unanimité.11 Les pays africains sont d’abord unis derrière l’idée de réparer les injustices coloniales quant au tracé des frontières, « les pays les plus militants et les plus farouchement opposés aux anciennes puissances coloniales, prônent la révision des tracés frontaliers ».12 Ensuite, au fur et à mesure des indépendances, ils vont se scinder en deux groupes : l’un dit « groupe de Casablanca » prône toujours la position initiale de 1958 13 et l’autre dit « groupe de Monrovia », avec pour chef de fil l’Afrique du Sud penche pour un statu quo territorial. La dernière position finira par l’emporter sur le continent, les Etats ayant nouvellement conquis leurs indépendances optant pour une solution où « L’élément physique de l’Etat a compté plus encore que l’élément humain alors même que le droit à l’autodétermination a été attribué aux peuples et non aux territoires. »14 L’autodétermination des peuples, sera par ailleurs, le principal élément 15 qui va aboutir aux indépendances et parfois à la contestation et l’interprétation de l’uti possidetis. Les conflits et les différends liés à la question de la délimitation des frontières n’ont depuis, contrairement aux attentes, pas été éliminés des relations instables que connait l’Afrique depuis les indépendances. 8 Pauline Solange Mevah Bikongo, Le triptyque uti possidetis, titre et effectivités, in European Scientific Journal, Février 2021, édition Vol 17, N°6 9 La Colombie, l’Equateur, le Vénézuela, la Nouvelle Grenade l’ont consacré dans des conventions et dans leurs constitutions 10 Cf : l’Affaire du différend frontalier entre El Salvador et le Honduras 11 « uti possidetis africain », cf : la résolution du Caire de 1964 12Mohammed LOULICHKI « L’intangibilité des frontières africaines à l’épreuve des réalités contemporaines » in Policy Paper Avril 2018 13 Conférence des chefs d’Etats africains à Accra en Décembre 1958 ; sous la houlette du Président Ghanéen N’Krumah 14 Gaël Loïc Abline. Sur un nouveau principe général de droit international : l’uti possidetis. Thèse de doctorat. Droit. Université d’Angers, 2006. Disponible sur https://theses.hal.science/tel-00339755/file/abline.pdf 15 Melik Özden, Christophe Golay, LE DROIT DES PEUPLES À L’AUTODÉTERMINATION ET À LA SOUVERAINETÉ PERMANENTE SUR LEURS RESSOURCES NATURELLES SOUS L’ANGLE DES DROITS HUMAINS, Programme Droits Humains du Centre Europe - Tiers Monde (CETIM) Octobre 2010 Bien au contraire, la réalité en Afrique est toute autre, les conflits dont plusieurs trouvent leurs sources dans la contestation des frontières héritées de la colonisation émaillent l’Afrique depuis la fin des années 90. Bien que l’adoption de l’uti possidetis par la plupart des pays africains ait abouti à la consécration juridique de ce principe par deux instruments : la Charte de l’OUA qui ne l’évoque pas précisément, et la Résolution du Caire, et que l’idée dominante soit celle d’une Afrique qui érige en principe indiscutable l’intangibilité des frontières, en réalité, la valeur juridique de l’uti possidetis qui l’a crée, sinon inspiré reste contestée. Pour ce qui est de sa valeur juridique, le principe de l’uti possidetis a toujours fait l’objet d’une controverse entre ceux qui le considèrent comme une simple « ligne de conduite » ou « solution de commodité » et ceux qui lui confèrent la valeur d’une coutume (régionale ou internationale), ou d’un principe général de droit. »16 La question de l’application uniforme de l’intangibilité des frontières à toutes les situations, sans prendre en compte les réalités et les particularités historiques de certaines d’entre elles reste pendante. L’adoption de l’uti possidetis et l’intangibilité des frontières dès 1964 au Caire, n’a fait qu’occulter les débats sur la question de la délimitation des frontières, les différents contextes dans lesquels le principe sera appliqué, et les spécificités historiques et humaines de certaines rivalités nées de la démarcation des frontières dans certaines régions. C’est ainsi que les raisons, mais aussi les effets de la contestation de l’uti possidetis dans les deux régions de la Corne de l’Afrique et du Maghreb, qui font l’objet de ce travail, seront analysées à l’aune de leur impact régional et international. Ces deux régions de l’Afrique, éloignées géographiquement, vivront à la même période des conflits nés de la contestation de l’uti possidetis. Ces conflits jamais résolus définitivement rebondissent régulièrement de manière plus ou moins violente et sont au cœur de l’actualité du continent africain. 17 D’ailleurs, ils sont considérés comme les conflits territoriaux les plus importants que connait l’Afrique depuis les décolonisations puisqu’ils sont les seuls qui « ont dégénéré en conflits armés ». 18 16 Mohammed LOULICHKI, op cit 18 Fistié Pierre. Boutros-Ghali (Boutros) et El-Asfahany (Nabia) : Les Conflits de frontières en Afrique. In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 61, n°222, 1er trimestre 1974. pp. 167-169. En effet, ces conflits frontaliers vont aboutir à la guerre armée entre le Maroc et l’Algérie en 1963 et entre la Somalie et ses voisins le Kenya et l’Ethiopie en 1964.19 Dans la décennie qui suit, les conflits vont s’intensifier dans les deux régions avec la question du Sahara Occidental en 1975 et La guerre de l’Ogaden en 197720 qui va opposer la Somalie et l’Ethiopie. Ces conflits à l’origine de relations tumultueuses dans ces deux régions se trouvent aussi projetés sur la scène internationale et traités, (de manière différentes) par les instances régionale et internationale. Si la question de l’interprétation de l’uti possidetis par le Maroc autrement dit, question du Sahara Occidental est un point important dans les relations diplomatiques avec les pays du Maghreb, celle de la Somalie et son interprétation de l’uti possidetis semble oubliée depuis la chute du dernier gouvernement central de la Somalie en 1991. Même si la « La question de l’Ogaden est aujourd’hui diluée dans celle de la crise nationale » 21éthiopienne et quelle semble être traitée par la communauté internationale comme telle, les bouleversements récents en corne de l’Afrique et notamment en Ethiopie montrent que la guerre de l’Ogaden qui a opposé la Somalie et l’Ethiopie n’est jamais vraiment terminée. 22 Les conséquences désastreuses de cette guerre ont, des années plus tard, eu raison de l’Etat somalien, qui subit une défaite en février 1978, de la part des troupes cubaines et soviétiques venues assister l’armée éthiopienne ; et par la suite une arrivée massive de réfugiés somalis (de la région de l’Ogaden) fuyant la sanglante répression du régime éthiopien contre les populations somalies. On peut noter que l’interprétation de l’uti possidetis, et le refus de l’autre principe exclusivement africain qui en découle s’appuient, dans ces deux cas sur des spécificités historiques sur la singularité de leur organisation socio-politique. 23 19 Ibid. 20 Région de l’est éthiopien admnistrée depuis 1948 par l’Ethiopie suite à un accord signé avec le gouvernement britannique. Why the Haud was ceded [article] Léo Silberman, Cahiers d'Études africaines Année 1961 5 pp. 37-83 21 Virginie Gomez, L’Ogaden, la sale guerre que personne ne veut voir op cit 22 « Les deux leaders prévoient également régler la délicate question de la redéfinition de la frontière à une date ultérieure » ; Signature d'un accord de paix mettant fin à la guerre de l'Ogaden. Texte rédigé par l'équipe de Perspective monde, le 4 avril 1988, disponible sur https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/636 23 Thompson, Daniel. (2020). Border crimes, extraterritorial jurisdiction, and the racialization of sovereignty in the Ethiopia-British Somaliland borderlands during the 1920s. Africa. 90. 746-773. 10.1017/S0001972020000303. En conséquence, ces deux régions se trouvent dans des situations de « possession contestée », qui en droit international est un sujet fondamental de plus en plus traité dans les ouvrages spécialisés. Il s’agit ici, de la possession contestée qui relève de la question de l’acquisition et de la perte de la souveraineté qui est une question qui n’est pas encore résolue en droit international. 24 Lors des décolonisations, « l’avènement des principes de la Charte opère un changement radical de situation. Ainsi, dans la dialectique titres/ effectivité, le droit des peuples à disposer d’eux mêmes introduit une nouvelle légalité qui prévaut sur l’effectivité, même quand celle-ci se réclame des titres de type ancien. »25 Ainsi, avec la quête d’auto détermination des peuples, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, érigé en principe de droit humain, l’uti possidetis se trouve confronté à des contestations qui, lors des décolonisations ont fait surgir des conflits territoriaux. Ces foyers des conflits dont deux, au Maghreb et en Corne de l’Afrique font l’objet de notre travail montrent « à quel point la notion de souveraineté demeure actuelle. A la survie de nombreux et anciens conflits territoriaux – parfois agrémentés de nouveaux éléments – s’est ajoutée la naissance d’autres conflits, produits surtout par l’émergence de nouveaux Etats, en raison de la chute du système communiste et des profonds bouleversements qui continuent d’ébranler l’Afrique. »26 Avec le retour sur la scène international du débat sur le « du droit des gens », ou jus cogens, et son lien avec le droit international après que, sous l’impulsion de l’ONU , « la Commission du droit international y a fait référence dans le projet d’articles sur le droit des traités, dont elle a terminé la rédaction lors de sa session de 1966 »27.