Thèse en cours

Fumer dans l'Empire ottoman, du Kurdistan à l'Algérie :les pipes en terre, marqueurs identitaires et instruments de sociabilité (XVIIe-XIXe siècle)

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Auteur / Autrice : Nolwenn Guedeau
Direction : Véronique FrancoisBethany Walker
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Archéologie
Date : Inscription en doctorat le 01/09/2020
Etablissement(s) : Aix-Marseille en cotutelle avec Université de BONN
Ecole(s) doctorale(s) : École Doctorale Espaces, Cultures, Sociétés (Aix-en-Provence)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : LA3M - Laboratoire d'Archéologie médiévale et moderne en méditerranée

Mots clés

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Résumé

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Selon les sources ottomanes, l'habitude de fumer est introduite au Moyen-Orient par des marins anglais dans les ports d'Istanbul ou d'Égypte entre 1599 et 1606. Cette pratique se développe très rapidement dans tout l'empire, même si fumer est temporairement interdit par le sultan Ahmet Ier en 1612, prohibé par les autorités religieuses de La Mecque puis puni de mort par le sultan Murad IV en 1633 à la suite des incendies qui ravagent un cinquième de la superficie d'Istanbul. Fumer est une véritable affaire d'État puisqu'en 1646 un décret officiel autorise la consommation de tabac qui est légalisée autour de 1720. Dès la première moitié du XVIIe siècle, cette mode se répand dans l'espace public comme en témoigne l'historien ottoman Ibrahim Petchevi : « La racaille des cafés emplissait ces lieux de vapeur bleue au point que l'on ne pouvait se distinguer les uns des autres. Au marché, dans les bazars, leur pipe ne les quittait plus et, s'envoyant mutuellement des bouffées de fumée à la figure et dans les yeux, ils empestaient les rues et les marchés ». Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on lit encore, dans le Tableau général de l'Empire Othoman dressé par le diplomate suédois d'Ohsson, que « Le tabac est d'un usage universel chez les Ottomans. Livrés à cette habitude dès l'enfance, il n'est presque pas de Musulmans qui ne fument six, dix et même vingt pipes par jour. Réunissant le luxe à la volupté, ils mettent autant de recherche dans la beauté des pipes, que dans la qualité du tabac… Le commun du peuple n'en a que de très-simples, qui sont plus ou moins longues. » Il est d'usage chez les Ottomans d'offrir des pipes à tous ceux qui se présentent dans leur maison et c'est ainsi que d'Ohsson « voit dans les antichambres, et même dans les salons des grands, vingt, trente, quarante de ces longues pipes rangées verticalement dans des entailles de tablettes faites pour ces objets. L'usage de fumer est si fréquent, que ceux qui y sont le plus adonnés, ne sortent jamais de leur maison qu'ils n'emportent avec eux leur tabac et leur pipe. Ils mettent le tabac dans un petit sac de satin ou d'étoffe de soie ; et la pipe, brisée en deux ou trois morceaux qui se remontent avec des vis d'argent, est renfermée dans un étui de drap attaché à la ceinture sous l'habit ». La pipe ottomane lüle ou chibouk est composée de trois parties. Le fourneau contenant le tabac est moulé dans une argile fine, il est presque toujours décoré, parfois même doré. Le tuyau est fabriqué d'un seul tenant pour les plus courts ou en plusieurs tronçons raccordés par des douilles métalliques pour les plus longs. Il est en bois de jasmin, de rosier, de noisetier ou de cerisier. Sa longueur varie suivant la mode ou le statut de l'utilisateur. Les pipes de luxe et de cérémonie, les plus longues (parfois de 4 m), nécessitent pour leur transport deux domestiques. L'embout buccal qui s'adapte sur cette tige est fabriqué en pierre précieuse, en ambre, en corail, en métal, en os ou en corne. Dans les fouilles archéologiques, ce sont essentiellement les fourneaux de terre qui sont conservés. Peu nombreux dans la deuxième moitié du XVIe siècle, au moment de l'introduction du tabac au Moyen-Orient, ils sont ensuite très présents dans les niveaux des XVIIe et XVIIIe siècles et jusqu'à la fin du XIXe, époque à laquelle les pipes sont peu à peu supplantées par les cigarettes. Les travaux archéologiques consacrés à ces objets sont récents et de diverses natures. La première typochronologie, établie sur les pipes découvertes à Corinthe et sur l'Agora d'Athènes, date de 1985. Les chibouk et les fourneaux de narghilés, après avoir été mentionnés très brièvement dans les rapports de fouilles, sont aujourd'hui plus fréquemment étudiés par sites, en particulier pour la Syrie, la Palestine, l'Irak, la Péninsule arabique et l'Égypte. Ils sont principalement publiés dans deux revues anglaises : The International Academy of Pipes et The Society of Clay Pipes Research. Il faut cependant souligner qu'il n'existe pas d'études comparatives des fourneaux de terre menées à l'échelle de l'Empire ottoman et c'est en quoi mon sujet de thèse est innovant. Je me propose, en effet, d'étudier des lots de pipes de terre découverts dans plusieurs provinces de l'Empire ottoman entre la fin du XVIIe et la fin du XIXe siècle. Ces sites sont dispersés du Kurdistan irakien, une région instable et peu en contact avec le centre du pouvoir, à la Méditerranée dans son entier puisque cette recherche inclue la Syrie, Chypre, l'Algérie et la Tunisie. Il s'agit de comparer la nature et l'approvisionnement en pipes de sites, qui en plus de leurs particularismes géographiques et politiques, sont de nature très différente. Les pipes recueillies au Kurdistan proviennent de bourgs ruraux et d'habitats isolés, à Bassetki, Muqable, Baker Awa, Kurd Qaburstan et Qalatga-i Darband. Celles d'Alep ont été découvertes dans la citadelle où vivent les janissaires et leurs familles. A Chypre, les chibouk ont été trouvés en contexte urbain, à Nicosie et Limassol, et dans de grands domaines agricoles. D'autres proviennent du grand souk d'Alger à l'époque de la Régence turque. Les contextes de celles de Tabarka en Tunisie ne sont pas encore précisés. Il s'agit donc de confronter les types de chibouk et les fourneaux de narghilés fabriqués, commercialisés et employés dans des contextes très différents d'une extrémité à l'autre de l'Empire ottoman. J'établirai une typochronologie selon la même méthode que celle employée pour la vaisselle de terre, avec analyse de la pâte, de la forme et de la taille des fourneaux, des décors et des traitements de surface. Tout le matériel irakien, soit 743 pièces, a déjà été enregistré, c'est-à-dire qu'il est décrit, dessiné et photographié par mes soins et une partie est déjà cataloguée. Les pipes d'Alger et d'Alep, respectivement 372 et 119 pièces, ont été enregistrées par V. François mais les descriptions doivent être revues et affinées. Reste à traiter, sur le terrain : 1) les chibouk à Chypre dont le nombre est encore indéterminé ; 2) ceux de Tabarka et d'une prospection dans le nord-ouest de la Tunisie qui ne sont pas encore comptés. L'objectif consiste à déterminer précisément la nature de ces assemblages et, ainsi, à distinguer les productions locales des importations. J'ai en effet mis en évidence l'existence d'une fabrication de pipes à Kirkouk et les découvertes d'Alger montrent qu'on y réalise aussi des pipes au XVIIIe siècle. Ces deux centres viennent ainsi compléter la liste des sites de production déjà identifiés dans tout l'empire grâce aux textes, aux découvertes archéologiques et aux analyses chimiques des pâtes. Sur les sites sur lesquels je travaille, les chibouk locaux côtoient une large gamme de pipes de fabrication régionale ou d'origines ottomanes ou européennes plus lointaines qu'il faudra identifier, certains types étant distribués à l'échelle de l'empire entier. Ces objets destinés à la consommation du tabac seront considérés dans le cadre de la pratique dont ils sont les instruments : de la culture du tabac, qui s'est rapidement répandue au XVIIe siècle en Macédoine et en Syrie, puis dans le Caucase, en Crimée et en Anatolie orientale, à sa commercialisation et à sa consommation par des hommes et des femmes, de toutes conditions sociales, dans des lieux publics ou privés. Fumer est une pratique culturelle très forte dans l'empire, c'est un marqueur de la sociabilité et de l'hospitalité ottomanes que se doivent de respecter les sujets du Sultan ainsi que les voyageurs, diplomates et marchands étrangers. Le fumeur ottoman et son chibouk sont d'ailleurs si fameux qu'ils servent en France, au XIXe siècle, pour identifier les débits de tabac. Pour aborder ces questions, j'utiliserai les travaux déjà consacrés au tabac et à sa consommation mais j'exploiterai également différents types de sources écrites tels que : des récits de voyageurs ; des archives commerciales ; des inventaires après décès européens et ottomans ; des documents consulaires et des enquêtes ethnographiques. Enfin, nous disposons pour l'époque ottomane d'une riche iconographie dont il convient de s'emparer. Des miniatures, des gravures, des peintures, des photographies permettent de replacer ces objets du quotidien dans leur contexte d'utilisation.