La liminarité vietnamienne
Auteur / Autrice : | Christophe Dallot |
Direction : | Thi Phuong Ngoc Nguyen, Huy Linh Dao |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | LANGUES ET LITTERATURES D'ASIE : Vietnamien |
Date : | Inscription en doctorat le 14/09/2022 |
Etablissement(s) : | Aix-Marseille |
Ecole(s) doctorale(s) : | École Doctorale Langues, Lettres et Arts (Aix-en-Provence) |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : IRASIA - Institut de Recherche sur les études Asiatiques |
Mots clés
Mots clés libres
Résumé
Projet de thèse : la liminalité vietnamienne Présenté par Christophe Dallot Quoi ? Notre questionnement voit l'anthropologie dans la langue et, en retour, permet de redécouvrir l'anthropologie par l'analyse des discours de la langue. La question des points de contacts entre les pratiques sociales et la langue marque le champ anthropologique et linguistique de notre étude. Le fil directeur de ce projet de thèse est la liminalité vietnamienne. La notion de rite de passage a été étudiée au début du siècle par l'anthropologue Arnold van Gennep (Gennep, 1909) puis développée sous le concept de liminalité par Victor Turner (Turner, 1967, 1969). Anciennement, la notion de rite est liée au sacré et concerne les rites magiques, les rites religieux lors des naissances (des rites de section du cordon ombilical, des rites de jours au foyer ), des rites de départ, des rites sexuels, des rites d'agrégation, des rites de séparation, de deuil, des rites funéraires, des rites de saisons La notion a évolué, le rite désigne un comportement social, collectif, à caractère répétitif et « extra-empirique ». Le rite intègre la rupture dans un ensemble prévisible, partagé dans la communauté (Tillard, 2012 : 4). C'est l'identité collective, l'ensemble des attributions sociales qui est instituée par le rite de passage (Bourdieu, 1982 : 60). La liminalité concerne les rites « qui accompagnent le passage d'une situation à une autre et d'un monde (cosmique ou social) à un autre » (van Gennep, 1909 : 13). L'expérience de l'autre est une empathie (Einfühlung) (Husserl, 1966 : 77), selon le philosophe Edmond Husserl. Cette empathie est, outre la faculté de sympathiser avec autrui, une « co-existence » « en des éléments qui nous sont étrangers » (Husserl, 1966 : 100-101, 122). Notre perspective interroge cette sphère étrangère au milieu de certains groupes sociaux vietnamiens. Quelle universalité, dans les pratiques et dans la langue vietnamienne, pour un « monde sauvage » ou dangereux, étrange ? En comprenant le milieu vietnamien à la manière du travail du géographe japonisant Augustin Berque (1986), la notion de liminalité concerne une nature saisie au milieu des gens. Les pratiques liminales vietnamiennes se retrouvent dans le rapport à la mort, à l'étrange, à l'étranger, à la folie, à la maladie au milieu des gens et à l'intérieur des familles. Les exemples foisonnent. La mort, avec ses enterrements en musique des nuits durant ; ses corbillards bariolés de dorures ; ces autels des ancêtres dans chaque maison, cette fête des morts... la mort est colorée, bruyante, proclamée au milieu de tous. La maladie : en 1993, les malades atteints de lèpre marchaient dans les rues d'Ho Chi Minh Ville. La lèpre est une maladie peu contagieuse cependant l'imaginaire occidental ne la rencontre pas, dans la ville, au milieu des gens. La folie, les désordres mentaux trouvent leur place au milieu des familles : dans les grands hôpitaux psychiatriques de la région du Sud du Vietnam, le personnel médical administre les traitements médicamenteux cependant, ce sont les familles qui, au quotidien, s'occupent de leur parent interné. Elles dorment dans l'établissement à ses côtés, le nourrissent, le protègent, prennent soin de lui. La liminalité se retrouve aussi dans les villages : comment comprendre la furie irrationnelle qui emporte chaque année nombre de villages vietnamiens à massacrer collectivement un voleur de chien, un voleur de moto ? Selon Thomassen, telle violence manifeste le continuum d'une phase post-liminale dans les sociétés sujettes aux mécanismes de bouc émissaire (Thomassen, 2014 : 93). Et puis, au milieu de ces quartiers-villages vietnamiens, où chacun semble porteur des idées des autres, que dire des interactions d'une politesse complexe réitérées plusieurs fois par jour, incessamment répétées par l'utilisation des termes de parenté (anh, em, bà con, chú ) ? Sinon donner la réponse de Thomassen : lorsque « les personnes jouent continuellement leurs rôles dans un jeu cérémoniel sans fin » (Thomassen, 2014 : 93) « la liminalité est centrale » et caractérise « une société de cour » (id.). La liminalité se réfère toujours, dans le passage d'un état à un autre, à « quelque chose qui se passe à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement pour leurs témoins, fondé sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée » (Rivière, 1995 : 11), implicite. La liminalité place les transitions de l'être au centre de la construction collective, dans les pratiques sociales et, nous ajoutons, dans les pratiques de la langue, en particulier aux points de croisement entre la langue et la société, là où l'acte de parole accomplit l'acte social (Récanati, 1981 : 19), par exemple dans la politesse et lorsque l'on demande à quelqu'un de faire quelque chose. Y aurait-il, sous cette perspective, un lien entre les pratiques sociales et la langue, et lequel ? Pourquoi ? Les résultats escomptés se présentent sur trois plans : Un plan théorique : nous avons recours à un concept nouveau à double titre, utilisé dans le cadre vietnamien et dans le cadre de la langue : la liminalité. Ce concept a évolué depuis les travaux de Turner (Turner, 1967, 1969) avec les apports d'anthropologues comme Arpad Szakolczai (2009) et Bjørn Thomassen (2014) qui étudient les rites liminaux dans les sociétés contemporaines. À notre connaissance, dans les domaines anthropologiques et linguistiques, aucune étude vietnamisante ne s'est appuyée sur une perspective liminale. De plus, nous redéfinissons certains concepts comme le pragmatème pour désigner une unité de forme et de sens, une entité à la fois discursive et dont la forme est aussi non-linguistique (on la retrouve dans les rites de passage). Un plan méthodologique : notre analyse est pluridisciplinaire, elle s'appuie sur l'anthropologie et sur la linguistique. L'anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan souligne que, au XXIe siècle, l'on ne peut plus dissocier l'anthropologie des données écrites (De Sardan, 2008 : 69) et que l'investigation portant sur les données de l'énonciation doit être le socle sur lequel se déploie toute interprétation savante soucieuse d'adéquation empirique. » (Sardan, 2008 : 122-123). Cette nécessité de la prise en compte du contexte de l'énonciation vietnamienne se retrouve dans les travaux des anthropolinguistes de langue anglaise tels que Lương Văn Hy (1988, 1990, 2020), Nick Enfield (2007), Jack Sidnell (2012, 2013, 2019). Nous reprenons le sillon de ces chercheurs en anthropologie linguistique : les relations réciproques vietnamiennes supposent la présence de l'ordre social et culturel vietnamien dans lequel le dialogue est nécessairement ancré et médiatisé (Sidnell, 2019 : 487). Nous apportons l'éclairage de la liminalité afin d'examiner certaines notions essentielles tel le modèle hiérarchique et solidaire du họ rendu saillant par l'utilisation des termes de parenté et développé par Lương (Lương, 1990 : 57). Nous montrons que la liminalité se manifeste aussi dans certains lexiques comme le classificateur con. Un plan conceptuel : la réflexivité fondamentale que nous visons est la réflexivité dans la liminalité, c'est-à¬-dire une « co-existence » « en des éléments qui nous sont étrangers » dans le milieu vietnamien. Au niveau linguistique, nous nous rapprochons de la conception de l'énonciation de Rabatel : une énonciation dialogique mais « mais peu dialogale et interactionnelle » (Rabatel, 2007 : 98) dans la mesure où la maîtrise discursive se rapporte au point de vue de la liminalité dont le partage pourrait rappeler l'universalité chomskyenne. Au niveau anthropologique, le dualisme nature-culture ne paraît pas pertinent pour rendre compte de l'expérience et de la pensée liminales vietnamiennes. Le concept de nature, qui varie selon les cultures, n'est pas ici un « environnement terrestre servant de cadre de vie à l'espèce humaine ». En reprenant les termes berquiens à propos de la pensée chinoise, nous faisons l'hypothèse « d'une condition commune entre la nature et l'humain » (Berque, 2020). Berque parle de « similarité, de corrélation de l'humain sur le naturel » (Berque, 2020). Hypothèses Nous avançons l'hypothèse de la liminalité, disons, celle d'une « co-existence en des éléments qui nous sont étrangers », comme concept opérant dans plusieurs manifestations linguistiques et dans plusieurs pratiques sociales vietnamiennes. D'abord, nous soutenons l'hypothèse de la liminalité dans la construction de l'interaction vietnamienne. Nous appuyons cette hypothèse par une analyse linguistique en recherchant les caractéristiques des propriétés de la liminalité dans les interactions des discours vietnamiens et dans certains lexiques. Nous pensons que notre interprétation exploratoire des discours vietnamiens apporte un éclairage sur l'énonciation vietnamienne « de bout en bout depuis la façon de « voir » les choses et de les dénommer jusqu'à la manière d'asserter quelque chose à leur propos » (Rabatel, 2007 : 92) ainsi qu'un éclairage dans l'observation anthropologique. En effectuant des croisements des sources anthropologiques et linguistiques nous formulons des hypothèses à un niveau plus large, celui de la communauté du họ et d'une manière vietnamienne de prendre le monde. Comment ? Le récit complexe des malentendus culturels de notre expérience vietnamienne serait l'objet d'une description balzacienne se déroulant sur une trentaine années. Aussi, à la manière de notre propre interlangue vietnamienne qui se structure, se fossile autour de certaines instabilités et simplifications langagières, nous préférons présenter des descriptions plus restreintes dont les représentations miniatures portent, selon nous, le détail significatif de saillances culturelles vietnamiennes. Parmi ces descriptions, nous présenterons nos observations sur le lexique, classificateur vietnamien, con. Dans le souci d'associer notre observation à un sens plus large, nous croiserons ces descriptions restreintes avec la description plus large de corpus d'échanges Zalo effectuée au sein de groupes de personnes vietnamiennes. En reprenant la terminologie d'Olivier de Sardan, les groupes de nos corpus sont des groupes stratégiques (Sardan, 2008 : 81) réunis dans le cadre d'un objectif commun . La donnée de ces corpus Zalo obtenue à partir de la quantification des objets linguistiques en chiffres, en pourcentages, permet d'étendre la visée et la narration de la description. Afin d'analyser ces corpus Zalo, nous avons dégagé des propriétés communes aux moments liminaux dont nous observons les caractéristiques dans le corpus grâce aux outils de la linguistique énonciative. En effet, dans cette pragmatique , le contexte de l'énonciation prend une part importante. Le rite liminal met en jeu des principes coopératifs implicites décrits dans la langue par les concepts d'implicature (Grice, 1975 : 44) ; de pragmatème (Do-Hurinville, Dao, 2014 : 265) ; de point de vue (Rabatel, 2003, 2007 ; Kuno, 1987 : 251-266 ; Charaudeau, Maingeneau, 2002 : 436) ; d'êtres discursifs et de tiers collectifs (Nølke, Fløttum, Norén, 2004 : 39) et d'empathie développés particulièrement par les linguistes japonisants comme Susumu Kuno (1987 : 206). Notre travail se base sur un corpus principal recensant les échanges de messages électroniques sur le réseau social vietnamien Zalo, dans un quartier d'une grande ville du sud du Vietnam. Ce corpus regroupe 15 854 mots et correspond à la totalité des échanges collectés progressivement au fil des discussions de 109 personnes, sur une durée de 15 mois, de mars 2019 au 26 mai 2020. Nous nous appuierons sur un second corpus Zalo de référence. Nous avons recours au programme AntConc qui permet de calculer des fréquences de lemmes et qui offre une possibilité d'annotations. L'intégralité des échanges de messages, de textes, de photographies, d'images et d'émoticones utilisés dans le corpus a été transcrite d'abord sous format Word avant d'être chargé au logiciel AntConc. Ce document en format Word sert de référence. Dans le but d'analyser la co-construction de l'énonciation du point de vue liminal par les différents locuteurs, nous annotons les références à la personne ainsi que certains types de discours (exercitifs, forclusifs) en considérant le cadre de la séquence minimale de sens et d'interaction prenant en compte une ouverture et une réaction, le pragmatème. Afin d'affiner les données recueillies, nous nous appuierons sur un second corpus Zalo, plus petit, en cours de constitution. En croisant ces différentes sources, nous porterons une interprétation exploratoire sur un contexte vietnamien plus vaste de points de vue collectifs, de pratiques, de logiques sociales, et de groupes plus étendus tels que celui reliant entre eux les membres du họ et des groupes extérieurs « forclos » des relations du họ. Bibliographie Agamben, G., 1997, Homo sacer Le pouvoir souverain de la vie nue, Paris, Seuil. Armengaud, F., 2007, La pragmatique, Que sais-je?, PUF, Paris. 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