Thèse en cours

La catégorie du droit naturel chrétien dans la pensée juridique (1846-1978). Enseignement magistériel et doctrine canonique de Pie IX à Paul VI.

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Auteur / Autrice : Erwin Riesser
Direction : François Jankowiak
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Histoire du Droit et des Institutions
Date : Inscription en doctorat le 30/09/2023
Etablissement(s) : université Paris-Saclay
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Droit, économie, management (Sceaux, Hauts-de-Seine ; 2020-....)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : DSR - Droit et Sociétés Religieuses
Référent : Faculté de droit, économie, gestion

Résumé

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« Liberté effrénée qui étouffe complètement la raison », « chimères [et] mots vides de sens » pour l'individu, « terrible image de Léviathan » pour l'État : par ces formules frappantes, du bref Quod aliquantum (10 mars 1791) de Pie VI au Syllabus de Pie IX (1864) puis des encycliques antitotalitaires de Pie XI aux déclarations nourries de Pie XII et de Paul VI, le magistère pontifical a fustigé une conception à ses yeux outrancièrement sécularisée des droits subjectifs et des finalités poursuivies par les entités morales, au premier rang desquelles l'État. La longue tradition théologico-politique et ecclésiologique propre à l'Occident, depuis la disparition de la pars occidentalis de l'Empire romain à la fin du Ve siècle, trouvait sa justification première dans les dimensions verticale et transcendante de l'être humain imago Dei (l'Église visible et ses ministres œuvrant à la salus animarum, sur le fondement et dans la logique de la parole christique du Tu es Petrus) et de l'autorité politique, dont les finalités spirituelles sont cristallisées dès le haut Moyen Âge. Le principe paulinien selon lequel toute puissance établie vient de Dieu (exprimée par la double négation Nulla potestas nisi a Deo de l'Épître aux Romains, ch. 13), complété par la vision essentialiste de saint Augustin dans la Cité de Dieu, forge un « augustinisme politique » (H-X. Arquillière, 1934) qui nourrit tant les constructions doctrinales de la théocratie royale carolingienne que celles propres à la théocratie pontificale, succédané de la Réforme grégorienne. À la charnière des XVe et XVIe siècles, la révolution copernicienne promue par des représentations scientifiques faisant passer « du monde clos à l'univers infini » (Koyré, 1962) induit aussi l'irruption du champ politique comme imperium rationis, caractéristique d'une « modernité » (Prodi, 2012) qui cesse graduellement de s'appuyer sur une instance supra-humaine de légitimation d'une manière d'être au monde. Les tenants de l'École moderne du droit naturel, de Grotius à Pufendorf, de Leibniz (en particulier dans ses Essais de Théodicée, 1710) jusqu'à Kant (La religion dans les limites de la simple raison, 1793), postulent un droit naturel dont l'organisation logique et systémique relègue le Dieu créateur à une variable d'ajustement (« quod sit non esse Deum », écrit Grotius dans son Traité du droit de la guerre et de la paix en 1625). Le droit naturel est entendu comme les lois régissant la φύσις, en une acception donc proche du jusnaturalisme « classique » gréco-latin , en dépit ou en résistance à la très pesante charge métaphysique que les siècles de christianisme firent peser sur le « ciel des idées » occidentales ; ce mouvement de sécularisation du ciel des idées induit pour la pensée juridique une rationalisation puisée dans le droit romain « ratio scripta » (Goyard-Fabre, 1992 ; Renoux-Zagamé, 2003) laquelle, alliée aux progrès de l'individualisme, suscite l'émergence de droits subjectifs naturels tenus pour logiquement et chronologiquement antérieurs à la naissance de l'État, et susceptibles de lui être opposables. Les thèses contractualistes, de l'utilitarisme anglais aux Lumières allemandes, tendent à substituer à la transcendance divine propre au monisme traditionnel celle d'une collectivité abstraite d'individus dont l'absolutisme prend la forme de la volonté générale. Ces conceptions, transposées non sans ambiguïtés dans le droit révolutionnaire français puis exportées sur l'ensemble du continent européen, suscitent d'amples réactions dans une sphère catholique (au sens de Poulat, 1995) traversée et travaillée par la pensée contre-révolutionnaire ; on sait, plus largement, que les droits de l'homme furent loin de faire l'unanimité dans les milieux chrétiens, et ce jusqu'à l'orée du second XXe siècle, la DUDH de 1948 par exemple connaissant une réception vivement critique de la part de nombre d'intellectuels. Dans la péninsule italienne, après la restauration des États de l'Église au profit de Pie VII par l'effet du Congrès de Vienne (« primo ricupero » de 1814), l'essor du mouvement œuvrant à l'unification politique d'une Italie ressuscitée (« Risorgimento ») en un âge d'or dont la perte est déplorée depuis Dante et Guichardin provoque en réponse un recentrage doctrinal débouchant sur la théologie politique traditionnellement désignée par l'appellation de néo-thomisme ou de renaissance thomiste. Cette réactivation médiévisante d'une Respublica christiana à l'âge de la modernité et d'un XIXe siècle campé en celui du triomphe de l'Histoire et de la Science, de Saint-Simon à Victor Cousin, et surtout marquée par l'héritage de la pensée de Hegel, s'appuie sur une réinterprétation des écrits de saint Thomas d'Aquin opérée à partir de la décennie 1840 (Lupi, 1998), en Italie autour d'un double foyer pérugin et napolitain, mais aussi en France, en Allemagne et dans la péninsule ibérique. Face à la Question romaine et en réponse au processus de sécularisation et de marche vers l'individualisme amorcé, à ses yeux, par la réforme luthérienne, l'Église catholique romaine, par son activité doctrinale et la voix des pontifes faisant usage de leur munus docendi, promeut la construction d'un droit naturel chrétien en tant que catégorie de la pensée et grille de lecture des relations et des rapports de force contemporains entre Église et États, mais aussi des composantes sociales et de la cellule familiale. L'enjeu fut alors, tout au long de la période, de raccrocher l'Homme à la chaîne métaphysique, le droit naturel chrétien faisant office de lien. Arc-boutée sur l'argumentaire d'un Docteur Angélique en l'œuvre duquel Léon XIII reconnaît, dès l'orée de son pontificat (1878-1903), une philosophia perennis (encyclique Aeterni Patris, 1879), la doctrine canonique romaine, dans le sillage du mouvement du néo-thomisme, promeut la caractérisation de l'Église comme societas juridice perfecta, dont la fonction est d'abord apologétique (de Valicourt, thèse 2016). Issue de la théologie, plus philosophique dans le jus universum de l'Allemagne des Lumières (Schmalzgrueber, Reiffenstuel), la catégorie de la société parfaite se juridicise avant de connaître une phase de « détemporalisation » après 1870, laquelle lui enjoint un retour à la dimension théologique. Ad extra, s'adressant au monde, il développe dans ce cadre une conception organique de la société, des institutions et de l'État fondée sur l'autonomie des deux Puissances (Jankowiak, 2019). Rapprochant objectivement, non sans dangers d'assimilation et de congruence, les natures respectives de l'institution ecclésiale et de l'État-nation, le schéma de la société juridiquement parfaite entendait également offrir un dernier modèle concret de gouvernement civil, nouvel avatar des doctrines dites du buon governo nées à la fin de la période médiévale puis systématisées à la fin du XVIe siècle. Lié aux orientations du jus publicum ecclesiasticum (droit public ecclésiastique), il constitua un élément majeur de la ligne de défense de l'État pontifical et du pouvoir temporel dans le contexte italien du Risorgimento, œuvrant à l'unification politique de la péninsule et conduisant à la proclamation du royaume d'Italie (1861) puis à la dernière abolition du principat civil du pape à l'issue de la « breccia di Porta Pia » (20 septembre 1870). La phase aiguë de tensions ouverte alors entre le Saint-Siège et le nouvel État italien – la « Question romaine » entendue stricto sensu – marque une forte juridicisation des débats, déjà perceptible dans la proposition 19 du Syllabus errorum de Pie IX (8 décembre 1864), tandis que les propositions 39 et 56 du même texte condamnent l'absolutisme d'État, jugé contraire au droit évangélique et au droit naturel et porteur d'un positivisme juridique dépourvu de fondement métaphysique. La disparition définitive du pouvoir temporel – le pape cessant d'être roi – contraint la papauté à une adaptation d'envergure , qui la fait insister, de manière du reste déliée de l'infaillibilité limitée reconnue au successeur de Pierre lors du premier concile du Vatican (constitution Pastor Aeternus, 1870), sur la fonction d'enseignement (munus docendi). Celle-ci s'exprime en particulier par le truchement des encycliques, textes magistériels solennels adressés au monde entier et asseyant le pape, à l'orée du XXe siècle, en autorité morale universelle faisant entendre sa voix dans le concert international. Confirmée en particulier lors des deux Guerres mondiales (Benoît XV, Pie XII), cette évolution caractérise encore aujourd'hui l'exercice de la parole pontificale, qui a continûment déployé un argumentaire très riche – et non dépourvu d'évolutions d'un pontife à l'autre, qu'il s'agisse du positivisme juridique, des droits fondamentaux du chrétien ou encore de la « personne humaine » distinguée de « l'individu » abstrait des constructions juridiques et philosophiques des doctrines « séculières ». L'un des intérêts de ce sujet est de retracer l'histoire intellectuelle de ce droit naturel chrétien contestataire mais aussi rénovateur de la conception jusnaturaliste dominante, en analysant les débats doctrinaux, leurs logiques argumentaires ainsi que leur lexique, afin de mettre en lumière les contours épistémologiques et les points d'achoppement entre les doctrines séculières et celle canonique. Pour saisir et caractériser cette phase majeure de l'évolution de la pensée juridique occidentale, le terminus a quo retenu est celui du milieu du XIXe siècle, déterminé en l'espèce en fonction de la chronologie pontificale avec l'élection de Pie IX en 1846, sous le pontificat duquel naît et se déploie le courant néo-thomiste (Piolanti, 1974) et dernier pape ayant également été souverain, détenant le principat civil sur les États pontificaux jusqu'en septembre 1870. La lente acceptation, institutionnelle comme doctrinale, de cette situation (Jankowiak, 2007), emprunta la voie d'une autorité magistérielle adoptant de nouvelles modalités et débouchant sur un type nouveau d'enseignement, notamment par la voie des encycliques ; cette mutation, qui explique aujourd'hui le statut planétaire de la parole pontificale, a jusqu'ici été peu explorée par l'historiographie en général, et moins encore au prisme de celle juridique. L'un des objets de la thèse sera ainsi de reconstituer l'ensemble du corpus d'actes pontificaux (encycliques, motu proprio, constitutions apostoliques, discours et allocutions) et des principales décisions des congrégations permanentes et des tribunaux – celui de la Rote en particulier – faisant appel ou référence à cette catégorie du droit naturel chrétien ; une attention spécifique sera portée aux renvois, parfois abondants, opérés par ces sources aux textes bibliques, patristiques, conciliaires et doctrinaux, ainsi qu'aux actes magistériels des pontifes précédents, l'ensemble révélant une continuité construite à rapprocher de la catégorie, qu'il s'agira d'analyser finement, de la tradition. En filigrane, la question sera soulevée d'un droit naturel chrétien procédant d'une doctrine pluriséculaire figée ou comme fruit d'un compromis avec un « air du temps » à prendre en compte (en faisant notamment appel à la notion, constituée en concept à partir du pontificat de Jean XXIII (1959-1963) d'aggiornamento), via la technique herméneutique de l'interprétation. La thèse doit ouvrir à une compréhension plus fine, du point de vue de l'histoire de la pensée juridique, de la genèse des débats actuels portant sur ou contestant une renaissance du jusnaturalisme. La réflexion profonde des siècles derniers sur la catégorie du droit naturel chrétien ne manquera donc pas d'intéresser ceux qui s'interrogent sur le sens du droit. De manière plus prospective, cette recherche exposera les soubassements historiques de l'évolution de l'idée – ou plus précisément du concept – de nature et du questionnement sur ses lois, du milieu du XIXe siècle à l'orée du XXIe siècle. Le terminus ad quem de la recherche est ainsi, quant à lui fixé à 1978, « année des trois papes », correspondant à la disparition de Paul VI (profondément inspiré par la pensée de Jacques Maritain, ancien ambassadeur de France près le Saint-Siège au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque Mgr Giovanni-Battista Montini était en poste à la Secrétairerie d'État), à l'élection puis à la mort de Jean-Paul Ier et enfin à l'élection de Jean-Paul II, dont le pontificat devait s'avérer déterminant pour l'histoire doctrinale des droits de la personne, volet mieux connu grâce à une abondante et récente production scientifique.