L'épuration en Auvergne : histoire et mémoire
Auteur / Autrice : | Pascal Gibert |
Direction : | Fabien Conord |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Histoire des mondes modernes, histoire du monde contemporain, de l'art : Histoire |
Date : | Inscription en doctorat le 01/02/2021 |
Etablissement(s) : | Université Clermont Auvergne (2021-...) |
Ecole(s) doctorale(s) : | Lettres, Langues, Sciences humaines et Sociales |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Centre d'Histoire - Espaces et Cultures |
Mots clés
Mots clés libres
Résumé
Après un D.E.A. consacré aux « conflits, pouvoirs et société dans un département au lendemain de l'Occupation : l'épuration en Haute-Loire (1944 1947) », réalisé sous la direction de Mme Catherine Bertho-Lavenir (Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2000), ce travail de thèse se propose d'élargir la focale de l'étude de l'épuration à la région Auvergne. L'échelle régionale n'a jusque-là pas été utilisée pour tenter de saisir le phénomène épuratoire, vraisemblablement en raison de la profusion des sources à traiter (archives de la police, de la gendarmerie, de la justice, des différentes autorités constituées, etc.). Le choix du cadre régional auvergnat est pourtant particulièrement intéressant car il permet d'envisager un jeu d'emboîtement d'échelles en analysant l'épuration dans quatre départements aux profils spatial, social, économique et politique très différents et en observant le phénomène épuratoire à une échelle infra-départementale (ville-campagne, espaces aux profils politiques variés à l'intérieur d'un même département, etc.). L'Auvergne est par ailleurs une structure opérante pour les administrations de l'époque (champ d'action des structures judiciaires de l'épuration) et pour les acteurs (région R6 de la résistance, domaine d'exercice du pouvoir du commissaire régional de la République en 1944-1945). Elle a été le siège de hauts lieux de la Résistance (importance des maquis, réduits du Mont Mouchet et de la Truyère, plateau refuge du Chambon-sur-Lignon, etc.), du gouvernement de l'État français à Vichy, de la ligne de démarcation coupant l'agglomération de Moulins (Allier) en deux. Il s'agit d'envisager l'épuration dans tout le spectre de ses fonctions, qui sont multiples et parfois contradictoires : la sécurité (fin de la menace milicienne alors que la guerre n'est pas encore terminée à l'été 1944), un réel exutoire (réponse à un réel besoin d'expression violente), la réparation et la justice (jugements des différents tribunaux et commissions), la régulation sociale (en contenant l'agitation des premiers temps), la légitimation (reconnaissance des pouvoirs issus de la Résistance) et la reconstruction de l'identité nationale (peines d'indignité nationale). À la fois réparation des crimes du passé et projection prophylactique vers l'avenir, l'épuration a soulevé des contradictions et des dilemmes inévitables : justice ou vengeance des vainqueurs ? Répression implacable ou complaisante envers les puissants ? Épuration en profondeur de la société ou poursuites superficielles favorisant la reconstruction nationale ? Répression administrative réelle ou continuité de l'État ? Une telle approche nécessite tout d'abord d'analyser les formes épuratoires dans leur grande variété : épuration extrajudiciaire (inscriptions comminatoires, exécutions sommaires, femmes tondues, attentats contre les biens et les personnes, arrestations des premiers jours, « tribunaux de fait » du maquis), « justice de transition » (cours martiales créées par les autorités), épuration judiciaire (cours de justice, chambres civiques, tribunaux militaires, étude des internements administratifs, prisons et centres de séjour surveillé), épuration administrative et professionnelle, poursuites d'entreprises ayant travaillé pour l'ennemi, confiscation des profits illicites, conséquences sur le monde politique (renouvellement des municipalités, inéligibilité éventuelle des députés et des sénateurs), dimension symbolique de l'épuration (actes symboliques comme la remise en place des bustes de Marianne par des collaborateurs notoires, baptême des noms de rues et des arbres de la forêt de Tronçais, etc.). Le renouvellement historiographique récent incite à réfléchir à l'articulation de ces différentes formes qui étaient auparavant disjointes voire opposées (extrajudiciaire/judiciaire). L'étude d'une seconde phase d'épuration violente et incontrôlée en juin 1945 marquée dans l'Allier et le nord du Puy-de-Dôme nous y incite particulièrement. La question du bilan effectif de l'épuration, notamment celui des personnes exécutées, a été un enjeu historique fort, donnant lieu parfois à des instrumentations idéologiques et politiques. Le dépouillement croisé le plus exhaustif possible des différentes sources disponibles (divers services de police, gendarmerie, justice civile et militaire, administration préfectorale, mémoires des résistants, État civil, etc.) doit permettre d'aboutir à des estimations fiables et solides, afin de peser le phénomène épuratoire. Cela passe par l'établissement de fichiers nominatifs précis (dépouillement sériel). Nous avons déjà réalisé une partie significative de ce travail, notamment en ce qui concerne les exécutions sommaires et les attentats. Il conviendra également d'étudier, en fonction des sources disponibles, le degré de renouvellement de certaines professions, notamment dans la justice. Il s'agit donc bien d'étudier de l'épuration comme un phénomène social de grande envergure dans toutes ses dimensions, en intégrant à notre analyse la composante de l'imaginaire social (différenciation sexuelle). Notre thèse inclura nécessairement une réflexion sur les acteurs de l'épuration. Ceux qui encadrent le phénomène épuratoire sont en effet nombreux, parfois rivaux lorsque leurs conceptions de la répression s'affrontent : les pouvoirs mis officiellement en place à la Libération (commissaire régional de la République, préfets et sous-préfets) sont parfois obligés de composer avec les structures issues de la résistance (comités départementaux et locaux de libération, milices patriotiques, journaux). L'épuration devient alors un enjeu majeur entraînant des tensions qui peuvent être particulièrement vives, comme dans l'Allier où le préfet et le C.D.L. se livrent une lutte farouche dans la conduite des affaires. Il s'agit d'étudier les dispositifs et les mesures prises mais aussi les discours de légitimation de chacun des acteurs. Du côté des épurés, la réalisation des fichiers évoqués plus haut devrait permettre d'aboutir à une approche de la collaboration réelle et de la collaboration perçue, par exemple à travers la figure du « suspect-type » diffusée par les médias, entre motivations réelles et plaidoyers en autojustification. Enfin, l'étude de l'opinion publique est à mener dans toute sa complexité et surtout dans une chronologie fine et localisée. Croiser le cadre temporel (phases et rythmes de l'épuration) et la dimension spatiale (départementale, infra-départementale) devrait nous permettre d'établir une typologie de l'épuration comme cela a pu être le cas pour l'étude de la Libération. Il s'agit de mettre en lumière les traits communs et les variables qui peuvent contribuer à dessiner une géographie du phénomène épuratoire : importance ou non du rapport ville-campagne, de la présence de maquis fixes ou pérégrins, de l'alignement politique de ces maquis, de la proximité ou de l'éloignement des zones de combat, de la localisation des structures de la collaboration, des lieux des exactions allemandes et miliciennes, de la présence de chefs locaux plus ou moins charismatiques, etc. À la géographie de la Résistance et de la Collaboration viendrait alors s'adjoindre celle de l'épuration. Notre travail est à réinscrire dans le temps long. Après la fermeture des cours de justice, les dernières affaires auvergnates sont transférées au tribunal militaire de Lyon. Nous tenterons de saisir l'importance des grâces et des amnisties des collaborateurs condamnés (essentiellement par les lois de 1951 et 1953) ainsi que les réactions de l'opinion. Nous devrons également travailler sur les procès menés à l'encontre de résistants poursuivis après-guerre par les familles des épurés ; cette « contre-épuration » se développe dans les années de Guerre froide, vient parfois relancer localement des tensions et fait remonter à la surface des violences que certains aimeraient oublier. La mémoire de l'épuration en Auvergne fait pleinement partie de notre sujet. Dans l'Allier, elle se focalise sur les exactions commises par le groupe « police du maquis » dans le camp de Tronçais puis prend la forme d'un « non lieu de mémoire ». Dans le Cantal, Esther Albouy, tondue à la Libération devient « la recluse de Saint-Flour » cloîtrée par la honte familiale, est découverte par les gendarmes du G.I.G.N. en 1983. Son histoire est reprise par des médias nationaux (Paris Match), internationaux (El Pais) et devient le sujet de romans et de films. En Haute-Loire, l'exécution du curé de Monistrol-d'Allier est décrite par certains journaux friands de la « légende noire de l'épuration » comme une nouvelle montée au Golgotha. Dans le Puy-de-Dôme enfin, le film Le chagrin et la pitié envisage plusieurs aspects de l'épuration clermontoise. La mémoire de l'épuration en Auvergne s'inscrit donc dans une double évolution chronologique, nationale et locale. Plusieurs des vecteurs peuvent être saisis : des témoignages fort peu nombreux - des résistants mais aussi des épurés (docteur Balmelle à Moulins, Nicole Gauthier Turotoski à Montluçon, etc.), des romans (Jean Anglade, Odette Laplaze-Estorgues, etc.), des films de fiction (Uranus de Claude Berry tourné en Auvergne et sorti en 1990) et des documentaires (Le refus). Nous nous efforcerons de traquer les traces laissées par la collaboration et l'épuration parfois longtemps après la fin de la guerre ; ainsi à Craponne-sur-Arzon (Haute-Loire), l'inscription « collabo à 50 mètres », affublée d'une potence et d'un mannequin, visant un médecin de la localité, est restée visible sur le mur de l'église jusqu'à la fin des années 1970. Nous tenterons de voir si la « seconde épuration » (procès Touvier et Papon) a pu raviver la mémoire régionale de l'épuration. Cette thèse se propose donc d'envisager l'épuration, non plus seulement comme une étude des violences de sorite de guerre mais également comme un phénomène social, politique et culturel majeur d'une grande ampleur sur le long terme.