Thèse en cours

Améliorer et conduire les troupeaux de bêtes à laine : quand science et technique rencontrent l'élevage. Le cas de l'établissement rural de Croissy (1786-1806)

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Auteur / Autrice : Agathe Giraud
Direction : Ludovic Laloux
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Histoire et civilisations : histoire des mondes modernes, histoire du monde contemporain, de l'art
Date : Inscription en doctorat le 01/10/2019
Etablissement(s) : Valenciennes, Université Polytechnique Hauts-de-France
Ecole(s) doctorale(s) : Ecole Doctorale Polytechnique Hauts-de-France
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Laboratoire de Recherche Sociétés & Humanités - Département Centre de Recherche Interdisciplinaire en Sciences de la Société

Résumé

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A l'hiver 1785, un troupeau de 360 moutons venus de la péninsule ibérique traverse les Pyrénées en direction de la France. Conduits dans les landes de Bordeaux, ils doivent y passer les mois les plus froids de l'hiver afin de s'acclimater aux températures françaises. Au printemps 1786, ils rallient Rambouillet, à 60 kilomètres au sud-ouest de Paris, afin de rejoindre leur destination finale : la Bergerie royale édifiée sur un ordre donné trois ans plus tôt par Louis XVI (1774-1792), avant même la fin des négociations pour l'achat du troupeau. Cet événement, de prime abord relativement anodin, représente en réalité un véritable succès de la diplomatie française en Espagne. Cet épisode préfigure, en effet, une modification radicale du paysage ovin français et industriel des produits issus de la transformation de la laine. De fait, alors que les animaux franchissent les Pyrénées, la laine et l'industrie drapière, dont elle est la matière première, représentent la principale activité de transformation et de fabrication textile du croissant occidental européen, et ce depuis leur premier essor au Xe siècle. Le drap, une étoffe de laine tissée sur métier puis foulée pour lui donner une texture délicatement veloutée, mesurant souvent de 20 à 30 mètres et soumise à une législation draconienne définissant non seulement ces dimensions, mais aussi le nombre de ses fils et son mode de teinture et de finition, est un objet de luxe fabriqué à partir des toisons les plus qualitatives d'Europe. Or, au XVIIIe siècle, en France, une vérité communément admise parmi les acteurs de cette industrie drapière est que seule la laine des moutons espagnols, que l'usage nomme déjà Mérinos, permet de tisser les plus beaux draps. L'opinion veut que les laines françaises, et a fortiori les laines espagnoles issues d'élevages français, ne puissent rivaliser avec la qualité « superfine » des toisons espagnoles. Ainsi, en 1786, l'installation des Mérinos à Rambouillet est-elle suivie avec une grande attention par la petite communauté de savants et de manufacturiers qui œuvre pour développer l'industrie lainière française. L'enjeu est de taille, autant du point de vue scientifique qu'économique. En effet, si l'acclimatation du troupeau aux températures françaises et à la sédentarité se révèle un succès — à savoir : si la qualité de leur laine ne se dégrade pas et que le préjugé est vaincu — alors l'industrie drapière pourrait se fournir en matière première directement sur le sol français et, ainsi, faire tomber le monopole espagnol sur le commerce de la laine superfine. Toutefois, rares sont les personnes à pouvoir acquérir quelques Mérinos de la Bergerie de Rambouillet pour tenter l'expérience de l'amélioration de la laine française. Parmi celles-ci figure Jean Chanorier (1746-1806), propriétaire terrien et seigneur de Croissy, un modeste village des boucles de la Seine situé à 11 kilomètres en aval de Paris, mais aussi agronome passionné et grand admirateur des technologies nouvelles. Il entreprend de combattre l'opinion de ses compatriotes sur la qualité prétendument inférieure des laines françaises comparées aux laines espagnoles. Pendant près de quinze ans, Chanorier travaille méthodiquement à la conservation et à l'amélioration de la qualité de la laine de son troupeau. Il expérimente toutes les étapes de la chaîne de production drapière, de l'élevage aux finitions du drap en passant par la teinture et le tissage des fils. Chaque fois, il cherche à retenir l'innovation technique qui doit lui permettre de confirmer sa théorie, voire même de se révéler plus performante : un micromètre pour mesurer le diamètre des fibres de laine, la teinture « en laine » et non après filage, ou encore le tissage sur métier partiellement automatisé, sont des étapes clés du développement de ses expériences. Ces travaux, ainsi que leur résultat, ont été présentés par Jean Chanorier, devenu membre de l'Institut de France pour la Classe des Sciences, section d'Économie rurale et Art vétérinaire, sous la forme d'un court mémoire rédigé de sa main qu'il lit à ses confrères lors de la séance du 26 Floréal an VII (15 mai 1799). Il nous est parvenu, si bien que l'on sait ce qu'il est advenu des toisons de Croissy : un drap bleu teint en laine, d'une qualité égale aux draps fabriqués avec la laine d'Espagne, dont un échantillon est offert par Chanorier à l'Institut comme preuve ultime du succès de son entreprise, ce qui permet de réfuter le préjugé relatif à la qualité inférieure des laines françaises.