Thèse en cours

Paranoïa, psychothérapie institutionnelle et transversalité

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Auteur / Autrice : Matthieu Braun
Direction : Philippe Spoljar
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Psychologie spécialité psychologie clinique
Date : Inscription en doctorat le 01/09/2022
Etablissement(s) : Amiens
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale en Sciences humaines et sociales
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : CHSSC Centre d'Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits

Résumé

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Ce projet de thèse de psychopathologie fait suite à un travail de thèse de médecine intitulé : « Crises et institutions, la psychothérapie institutionnelle comme dispositif de traversée » . Il sera co-dirigé par le professeur Christian Mille, professeur émérite de pédopsychiatrie, et le docteur Philippe Spoljar, maitre de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l'UPJV. Depuis les années 1980, la paranoïa disparait progressivement des classifications internationales. Cependant, des auteurs contemporains pointent : « l'intérêt de conserver une place de choix à la paranoïa dans la poursuite des efforts pour comprendre les pathologies psychotiques » . Les sujets paranoïaques sont fréquemment décrits comme : « des sujets [qui] consultent peu spontanément et sont le plus souvent amenés à voir le médecin par l'entremise de proches, du conjoint, du milieu professionnel ou de la justice » . Ainsi, ils feraient « l'objet de trop peu d'études » . Terrain de recherche : Ma question psychopathologique est née d'une rencontre clinique, lors d'un stage à Abbeville, au sein du 6ème secteur de psychiatrie de Picardie Maritime, service orienté par la psychothérapie institutionnelle. Dans ce service, plusieurs patients organisés sur ce registre « manquent généralement leurs rendez-vous » d'après leurs psychiatres. « Pourtant, pendant ce temps-là, ils sont dans le service. Ils organisent des activités au club thérapeutique ». A cette remarque l'un de ces patients répond : « C'est le club, c'est le social qui me soigne ». Il admet en effet avoir besoin de se soigner, mais de quelles souffrances et selon quelles conditions ? Les clubs thérapeutiques sont l'un des outils psychothérapiques proposés par des services de psychiatrie orientés par la psychothérapie institutionnelle. Ils invitent soignants et soignés à organiser ensemble la vie quotidienne à partir de désirs partagés et d'espaces de délibération. Soit, à co-construire un cadre symbolique susceptible de révéler, d'élaborer et de mettre au travail les difficultés rencontrées. Cette orientation vise à créer des collectifs hétérogènes, ouverts, à « bâtir des ponts » . Ils participent à la démocratisation de la vie hospitalière où chacun occupe des statuts, des fonctions et des rôles singuliers qui s'articulent. Par expérience, nous faisons l'hypothèse que des sujets paranoïaques (soignants ou soignés) occupent fréquemment des places de pouvoir au sein de ces clubs. L'analyse institutionnelle stipule que les crises rencontrées révèlent des éléments psychopathologiques singuliers et groupaux. Les failles singulières résonnent avec les failles collectives. Ainsi, chaque acteur dispose d'un message à adresser au collectif, par là le soigne. A Abbeville, à l'occasion de la crise sanitaire, une répétition est repérée, révélée : « Non pas seulement dans l'histoire d'une patiente (paranoïaque), mais dans l'histoire du club. Il s'agit de prises de pouvoir selon des modalités toujours semblables, soit de toute puissance paranoïaque. C'est un vieux symptôme du club et c'est la première fois qu'on arrive à en parler ». Ainsi, les clubs thérapeutiques nous apparaissent comme des terrains de recherche opportuns pour tenter d'élaborer un savoir au sujet des mouvements psychotiques et plus particulièrement paranoïaques. Nous nous appuierons sur les éléments cliniques recueillis à l'occasion de mon travail de thèse de médecine. Ils seront enrichis par des entretiens de soignants et de soignés de cette institution. La pertinence des hypothèses sera vérifiée lors d'expériences institutionnelles, participantes, notamment par le prisme des « fonctions clubs » dans d'autres institutions. Méthodologie : Selon Sophie de Mijolla-Mellor, si le sujet paranoïaque « semble préoccupé des autres, c'est des autres à son égard qu'il s'agit uniquement » . Il serait doué d'un « ferment de destruction pour la vie sociale ». L'auteur avance « que le délire soit dit « de relation » implique aussi que la réalité extérieure ait sur lui une influence positive ou négative. Le changement de lieu ou d'ambiance a un effet décisif sur les améliorations ou sur les aggravations ». La paranoïa nous apparait comme une psychose, moins que toute autre, isolable de son « milieu ». Depuis Hippocrate, la paranoïa, dite « maladie sacrée », nomme la folie. A partir du 18ème siècle, les auteurs classiques (Philippe Pinel, Ernest-Charles Lasègue, Jules Seglas, Paul Serieux, Joseph Capgras, Gaëtan Gatian de Clérambault ect.) s'attèlent à décrire, à enrichir, à préciser et à tracer les contours de cette entité nosographique. Au 20ème siècle, suite aux travaux d'Emile Kraepelin, d'Eugène Bleuler et d'Henri Ey, la paranoïa prend place et dialogue au sein du groupe des psychoses. Son processus est analysé et peut être observé de manière aigue chez des sujets qui ne sont pas organisés sur ce registre (par exemple : les psychoses dissociatives et thymiques ou encore les épisodes psychotiques brefs de sujets névrosés). Depuis le DSM-IV, la paranoïa s'estompe des manuels de recherches. D'abord décrite en « négatif » (parce qu'elle n'est pas, par exemple : « non dissociative »), elle est remplacée partiellement par les « psychoses délirantes chroniques », puis, ne nomme plus que l'un des troubles de la personnalité. A ce jour, seule la schizophrénie, quand elle est dite paranoïde, témoigne de ce riche héritage clinique et épistémologique. La schizophrénie tend aujourd'hui à recouvrer et à englober le concept même de psychose (qui par ce mouvement s'appauvrit). Pourtant, dans la tradition francophone, le terme « paranoïde », (de par son suffixe « oïde »), nous renvoie à une organisation paranoïaque quelque peu fourvoyée . La paranoïa semble conserver l'idée d'un « idéal délirant », d'une « pureté psychotique », refoulée, exclue des nosographies. La psychose paranoïaque peut sans doute parfois témoigner de la faillite de l'organisation de la personnalité paranoïaque, face aux éprouvés existentiels. Au besoin, nous tenterons, par la clinique, d'en retracer les étapes logiques. Mais, par soucis de précision nosophraphique, nous nous intéresserons ici aux sujets qui présentent un délire paranoïaque, donc structuré. Au sujet de ces évolutions nosologiques, une réflexion anthropologique sera de mise, tant la psychothérapie institutionnelle s'enracine et se construit à partir d'une histoire et s'ouvre sur le champ social. 1. Le champ groupal et institutionnel Nous notons que pour certains auteurs « les thérapies de groupe ne sont que peu ou pas indiquées en raison de l'hypersensibilité fréquente et de la tendance à interpréter de façon négative les remarques ou commentaires d'autrui » , quand « parfois « fanatiques », [ils forment] des groupes fermés ou sectes avec des personnes partageant leur système de croyance paranoïaque ». Les théoriciens des dynamiques groupales, dans le sillon de Kurt Lewin, nous enseignent au sujet des groupes dits « laxistes ». Ils prédisposeraient aux prises de pouvoir autoritaires. Les psychanalystes de groupe, suite aux travaux de Wilfried Bion et de Didier Anzieu, attirent notre attention sur les « illusions groupales » , soit la propension des groupes à « expulser », à « projeter » les mauvais objets à l'extérieur de leurs enveloppes. Cela n'est pas sans évoquer la naissance de l'objet lors de la position schizo-paranoïde des modèles kleiniens . Les délires dits « en secteur » semblent plus compatibles avec le lien social, tandis que ceux dits « en réseau », risquent de compromettre toute forme de relation. Le projet paranoïaque, du plus singulier au plus général, construit un monde systématisé. Au cœur d'une folie qualifiée « de certitude », il ne saurait y avoir de place pour la nuance, l'hésitation et d'éventuelles exceptions à la règle. Le rêve paranoïaque ne serait-il pas celui d'une « institution totale » ou « réglée » ? Tout juste ce que la psychothérapie institutionnelle, depuis son origine, tente d'altérer, de conflictualiser, de prévenir en « soignant l'hôpital pour qu'il devienne soignant » . Son projet, en négatif ? Les concepts de « transferts dissociés », de « pathoplastie » et d' « insanisation » fondent en partie le corpus de la psychothérapie institutionnelle. Ils nous aident à penser l'imprégnation par le collectif des éléments psychopathologiques rencontrés au quotidien. Il s'agit alors, par-delà le travail de la négation , de les métaboliser, de leur donner un sens et de les restituer partiellement, pour soigner. Il peut être dit du délire paranoïaque qu'il tend à « tourner à vide » . Cela nous renvoie à la définition que propose Giorgio Agamben des dispositifs . Ces derniers risquent, selon cet auteur, de perdre leur sens au bénéfice de l'usage. Ce que semblent regretter de nombreux soignants. La psychothérapie institutionnelle (courant Saint-Alban) s'intéresse à la double aliénation : politique et psychopathologique (marxiste et freudienne). Par-delà une analyse groupale, structurale et interactive, nous nous pencherons sur la psychopathologie des mouvements paranoïaques. 2. Une approche phénoménologique : L'approche phénoménologique irrigue la pensée institutionnelle. Par exemple, les notions de « dilutions spatiale et temporelle » alimentent les réunions cliniques et les réflexions architecturales des services. De plus, les concepts d'« ambiance » (soit, l'atmosphère dans laquelle nous travaillons, qui agit sur les modalités de rencontre, sur l'être-là et sur les possibilités de prises de parole) et de « diacritique » (soit, la discrimination d'espaces hétérogènes qui invite au déplacement, au sens, à la libre circulation des corps et des pensées) amorcent une réflexion sur le monde psychotique. Ces notions méritent d'être réétudiées par le prisme de la paranoïa, notamment d'être articulées aux élaborations phénoménologiques contemporaines. Ainsi, si certains sujets paranoïaques trouvent dans les clubs thérapeutiques des « espaces soignants », comment précisément leur être-là compose, entre autres, avec la « perte d'évidence naturelle », une « pathologie du sens commun » , ou encore la « spatialité verticale » (quand la psychothérapie institutionnelle tend vers la « transversalité » ), ou d'une « pathologie de l'intercorporéité » ? Au sein de ces « territoires habités », peut-on entrevoir le « quatrième espace » de Paul-Claude Racamier, dit « espace pour délirer » , aux cartographies institutionnelles, sans le réifier ? 3. Psychopathologie psychanalytique A l'inverse du mouvement schizophrénique, lors duquel les associations semblent se relâcher, se dénouer et le sens se « détricoter » , le mouvement paranoïaque nous apparait saturé de « mises en lien », de « mises en sens » . Tout parle, et « tout » se construit sans surprise et sans coïncidence, jusqu'à « ne laisser aucune zone d'ombre […] le sens est donné d'avance» . Il s'impose comme une évidence indiscutable, une vérité « toute ». Maintenir de l' « Ouvert » et s'assurer de « programmer le hasard » semble au cœur des accompagnements. Avec la psychanalyse, le délire est envisagé comme une « tentative de guérison » , une construction à partir d'éléments non symbolisables, hors-sens. Nous nous efforcerons d'interroger les échafaudages théoriques qui tentent de poser quelques jalons. Nous aborderons les modèles : - Freudien (négation de l'homosexualité, renversement de l'amour en haine, sublimation vers les sentiments sociaux, etc.) ; Nous nous intéresserons aux élaborations métapsychologiques dans leurs dimensions topique, dynamique et économique. Par exemple, le caractère tyrannique du Surmoi, ou inaccessible de l'Idéal du moi, l'absence de conflictualité interne au profit de conflits extériorisés, la mobilisation de de l'énergie psychique au service d'une cause à défendre. Nous nous pencherons encore sur la question de l'angoisse sous-jacente. - Post-freudien (questions du narcissisme chez André Green , de la haine de Micheline Enriquez , le noyau schizophrénique de la paranoïa de Paul-Claude Racamier, etc.) ; - Kleinien (identification projective, position schizo-paranoïde, etc.) ; - Post-kleinien (incorporation d'un objet idéalisé , angoisse d'engloutissement par l'objet primaire et angoisse de deuil et de perte d'objet , désir d'être l'objet d'emprise de la part de l'objet perdu , etc.) ; - Lacanien (de la forclusion et la carence symbolique (du 1er enseignement, dit « théorie restreinte ») au bricolage borroméen de la théorie dite « générale ») ; - Post-lacanien (scène primitive vécue comme réelle et répétitive , du roman familial au délire de filiation, le « témoin gênant du meurtre du témoin » , etc.). - Etc. Dans leurs modalités d'inscriptions collectives. La psychothérapie institutionnelle, toujours en devenir, s'emploie sans cesse à sécréter des cadres symboliques sur mesure afin de lutter contre la rigidification des processus. La « sous-jacence » (histoire sédimentée des institutions qui colore les espaces de travail) propose-t-elle des « romans familiaux collectifs », de nouvelles chaines signifiantes à partir desquels tracer un monde riche de surprises et d'énigmes ? Comment et pourquoi les sujets paranoïaques s'inscrivent-ils dans ces dispositifs ? La psychothérapie institutionnelle nous apparait appréhendable justement par le truchement du mouvement paranoïaque. Et la paranoïa semble se faire entendre et se laisser soigner préférentiellement par le travail institutionnel. C'est un savoir au sujet de cette articulation que ce travail se propose d'amorcer. Le club thérapeutique constitue-t-il à la fois le lieu où se déploie un besoin d'affirmation de toute puissance et le moyen d'ouvrir un espace de négociation et de soins ? De manière plus générale, la psychothérapie institutionnelle offre-t-elle une ouverture thérapeutique à la paranoïa, quand celle-ci lui offre un cheminement théorique, une mise en mouvement ?