Thèse en cours

Le problème de la critique de l'économie politique à l'ère du capital humain

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Auteur / Autrice : Alexis Piat
Direction : Nestor Capdevila
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Philosophie
Date : Inscription en doctorat le 14/10/2022
Etablissement(s) : Paris 10
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Connaissance, langage, modélisation (Nanterre)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politiques (Nanterre ; 2004_...)

Mots clés

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Résumé

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Les discours critiques sur l'économie semblent marqués par un paradoxe. L'économie contemporaine – que l'on entende par-là l'ensemble des relations de production ou la discipline qui les étudie – est entrée dans l'ère du capital humain. Défini comme « l'ensemble des compétences, connaissances et capacités de la force de travail » , le capital humain tend à être « reconnu comme le facteur de production de plus important et la principale source de richesse économique » par la théorie contemporaine. Cette tendance accompagne les transformations de la production, et reflète le rôle croissant qu'y jouent la connaissance et la différenciation de la main d'oeuvre. Pourtant, le concept de capital humain ne fait l'objet d'aucune reprise critique systématique majeure. Sa centralité n'est pourtant pas dépourvue d'effets politiques. Développées dans le sillage de l'école de Chicago , les théories du capital humain traitent d'abord des inégalités salariales, qu'elles conçoivent comme la juste rémunération de la productivité différenciée des forces de travail individuelles conçues comme « facteurs de production ». Faisant de cette différence la résultante d'investissements rationnels de la part des individus, elles aboutissent à légitimer les inégalités, et ce d'autant plus qu'elles font de leur cause essentielle le moteur principal de la croissance. De surcroît, elles étendent le périmètre de l'analyse économique à de nombreux domaines qui lui échappaient jusque-là, tendance que la littérature critique a qualifié d' « impérialisme économique » . L'absence de réflexion économique critique sur les théories du capital humain interroge donc. Comment l'expliquer ? D'une part, les théories du capital humain, en tant qu'elles ont introduit l'impérialisme économique, ont nourri une critique sociologique plutôt qu'économique, visant précisément à souligner ce que l'économie ne pouvait pas expliquer. Les inégalités salariales sont alors pensées comme résultant d'une myriade de rapports de pouvoir diffus, insusceptibles de coaliser contre eux une résistance unifiée. D'autre part, avec l'affirmation du néolibéralisme, la dérégulation, l'instabilité financière et la concentration du patrimoine, les travaux hétérodoxes se sont principalement tournés vers la macroéconomie. Dans le même temps, pourtant, l'augmentation des écarts salariaux est apparue comme l'un des déterminants essentiels de la montée des inégalités . D'où la question suivante : est-il possible pour le discours critique de rester sur le terrain de l'économie tout en pensant les phénomènes mis en lumière par les théories du capital humain ? La question se pose avec d'autant plus d'acuité qu'il est certain que les théories du capital humain présentent d'importantes lacunes, reconnues par leurs principaux avocats. La définition du capital humain apparaît ainsi peu claire, circulaire dans la mesure où le capital humain sert à expliquer les inégalités salariales et est ensuite évalué en fonction de leur ampleur. Sa mesure apparaît alors résiduelle et impliquant de nombreuses hypothèses implicites. Se pose donc le problème de rendre compte du succès scientifique et politique des théories du capital humain. Ce succès peut être compris à partir de leur fonction apologétique, déjà largement soulignée par la critique. Mais elles ne peuvent l'avoir que parce qu'elles fournissent non seulement une explication de la réalité économique (dont les lacunes n'apparaissent pas définitives, mais comme fournissant la base d'un programme de recherche) mais aussi des instruments pour l'action des agents : gouvernements, firmes, individus ... C'est par le développement de tels instruments, adaptés à des domaines toujours nouveaux de la vie sociale, qu'elle a pu fournir la base de ce que la littérature a caractérisé comme « impérialisme économique ». Il est donc probablement moins nécessaire pour la critique de refaire sans cesse l'inventaire des lacunes des théories du capital humain et de leurs descendantes que de comprendre comment elles s'inscrivent dans des « stratégies », au sens que Foucault donne à ce mot dans l'Archéologie du savoir. Par ce terme, l'épistémologie foucaldienne nous invite à comprendre comment les sciences humaines – dont l'économie – constituent leurs objets en découpant dans le réel certains aspects présentant une stabilité afin d'établir une prise sur eux, alors même que d'autres découpages auraient été rendus possibles par d'autres stratégies, animées par d'autres projets. La question que nous entendons poser est donc la suivante : est-il possible de réinscrire la philosophie politique dans le cadre d'une critique de l'économie, qui soit à la fois une critique des théories les plus récentes et de la réalité qu'elles théorisent ? Les théories du capital humain nous serviront ainsi de point de départ, au sens où il s'agira d'en faire à la fois la refondation et la critique, c'est-à-dire de voir comment elles thématisent bien un aspect du réel tout en occultant ses conditions de possibilité et les rapports de domination et d'exploitation sur lesquels il repose. La première étape de notre travail consistera en une archéologie des théories du capital humain elles-mêmes, relevant de l'histoire du discours économique tout en inscrivant celle-ci dans les structures qui le conditionnent. Il faudra ainsi situer comment ces théories ont progressivement émergé de concepts occupant une place marginale dans l'économie classique et néoclassique, les problèmes auxquelles elles ont entendu répondre et ceux qui se posent toujours à elles. Il s'agira ensuite de montrer quelles fonctions elles jouent dans le développement du capitalisme contemporain, que ce soit au niveau idéologique – où elles jouent un double rôle de justification et de production d'un imaginaire – ou opérationnel – où elles façonnent le cadre de pensée des gestionnaires des États et des entreprises, déterminant ainsi leurs politiques et stratégies. Il sera alors envisageable de prolonger cette analyse par le recours à une autre méthode : la critique de l'économie politique, entendue comme reprise des catégories de la théorie économique dominante et dévoilement des rapports de pouvoir que celle-ci tend à occulter, en tant qu'elle les tient pour une donnée naturelle. C'est pourquoi l'approche proposée ici peut à bon droit être qualifiée de philosophique : s'il s'agit bien de partir des données de travaux en sciences sociales, il ne s'agira en aucun cas de prétendre apporter une contribution positive à ces domaines de recherche, mais bien de se situer à leurs frontières pour réinterpréter leurs résultats. Cette réinterprétation pourra notamment s'appuyer sur l'analyse des catégories fondamentales de l'économie capitaliste, telle que Marx la conduit dans Le Capital . La notion de « travail complexe », entendue comme celle d'une force de travail incorporant elle-même une quantité de travail supérieure à celle nécessaire à la production du « travail simple », fournit un point de départ pour penser les inégalités salariales. Il conviendra dès lors de comprendre comment le « travail complexe » peut se muer en « capital humain », c'est-à-dire en valeur incorporée mobilisée dans un processus d'accroissement fondé sur l'extraction d'un surtravail de la part d'autrui. C'est donc la subsomption de la division du travail sous la forme valeur - en tant qu'elle suscite la traduction de la production d'individus aux corps et aux capacités différenciés en production d'une force de travail différenciée en segments de valeur inégale - qu'il conviendra d'interroger. On ne pourra pas la comprendre sans entrer dans la dynamique du capitalisme, l'accroissement de la part qu'y prend la marchandisation dans les rapports sociaux , et les transformations des modes de gouvernementalité qu'exige cet accroissement. Le lien entre les rapports de classes développés sur la base du capital humain et la gouvernementalité néolibérale devra donc directement être abordé. L'explicitation des transferts de valeur rendus possibles par la transformation du travail complexe en capital humain pourra ainsi ouvrir la voie à une analyse du rôle du capital humain dans les rapports de classes contemporains où il fonctionne de manière étroitement imbriquée avec le capital au sens traditionnel. En les analysant dans une perspective dynamique, il sera possible de repérer les éventuels points de rupture dans son régime d'accumulation, ouvrant la voie à l'action politique. A l'horizon d'une telle démarche pourrait ainsi se trouver la possibilité de rendre son actualité à la perspective d'une rupture avec le capitalisme, fondée sur une analyse renouvelée de ses antagonismes et de ses contradictions.