Thèse en cours

La peau sous toutes ses coutures. Un organe symptomatique du rapport à autrui

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Auteur / Autrice : Dominique Penso-Assathiany
Direction : Éric Fiat
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Philosophie pratique
Date : Inscription en doctorat le 15/10/2021
Etablissement(s) : Université Gustave Eiffel
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Organisations, marchés, institutions (Créteil ; 2010-)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Laboratoire Interdisciplinaire d'étude du Politique Hannah Arendt (Créteil)

Mots clés

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Résumé

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La peau sous toutes ses coutures D'un organe symptomatique du rapport à autrui Le travail proposé a pour question principale : en quoi le rapport à la peau nous révèle-t-il quelque chose du rapport à autrui et notamment de la peur d'autrui ? En effet, la peau n'est pas imperméable. Elle est le siège d'échanges avec l'extérieur. Cette peau, notre peau peut devenir hostile vis-à-vis d'organismes étrangers qu'elle empêche de pénétrer dans le corps par sa fonction barrière. Elle est aussi le lieu sur lequel siègent pacifiquement des commensaux qui la protègent à leur tour. Ainsi la peau est à la fois hospitalière et possiblement hostile. Mais son rôle de barrière et d'organe essentiel d'échange entre l'intérieur et l'extérieur ne se limite pas à sa fonction organique. Ce rôle est également symbolique, voire métaphorique et nous verrons comment la peau révèle les rapports entre l'intérieur et l'extérieur de la personne considérée en tant qu'être au sein d'une société. L'équilibre, les oscillations entre hospitalité et hostilité s'exercent avec le monde extérieur et en particulier avec autrui. La peau, parfois hostile vis-à-vis d'autrui en tant qu'extérieur à elle pourrait-elle être le lieu de révélation de cette peur d'autrui? Nous verrons comment cette peur d'autrui s'exprime chez une partie des dermatologues, médecins spécialistes de la peau, par une certaine réticence à toucher la peau des patients à mains nues. Ces questions seront abordées à partir d'une attention vigilante à la clinique qui est la mienne et à ce qu'elle révèle. Dans le premier chapitre : nous partirons des expressions utilisées coutumièrement pour parler de la peau et montrerons en quoi elles révèlent que la peau a ontologiquement un rapport à l'altérité. Nous interrogerons également en quoi le caractère vital de la peau assure une protection vis à vis de l'extérieur. Dans un deuxième chapitre, nous montrerons quel rapport le dermatologue, en tant qu'il a à faire avec ce que nous pourrions appeler une peau autobiographique, entretient avec cette altérité. Dans un troisième chapitre, nous montrerons que comme enveloppe, la peau a un rapport aussi bien à l'extériorité qu'à l'intériorité et nous montrerons comment, dans les deux sens, se fait le passage de la face externe à la face interne de la peau. Dans le quatrième chapitre nous nous demanderons ce que signifie habiter la peau et comment cet habitat nous met en lien avec Autrui ? En conclusion nous montrerons que la peau peut être considérée comme paradigmatique des rapports à autrui et plus précisément de la peur d'autrui. 1) La peau, organe vital : La peau fait l'objet de nombreuses expressions imagées dont un certain nombre seront citées et travaillées. Ces expressions font de la peau un objet, emballage de l'intérieur du corps, considéré comme élément majeur par Dagognet (Philosophie d'un retournement). Ainsi elle devient ce que nous nommerons peau-enveloppe, comme si elle se cantonnait simplement à un rôle d'objet. Mais en cela, elle est limite, permettant alors d'être en lien avec l'extérieur. Nous verrons qu'il n'en n'est en fait rien puisque constituée de l'épiderme et du derme, la peau est un organe vital complexe assurant la cohésion du corps physique et psychique. Elle joue un rôle mécanique majeur, assure l'homéostasie thermique, permet les échanges entre l'extérieur et l'intérieur du corps. C'est également un organe immunologique par son rôle d'alerte lorsqu'elle est en contact avec ce qu'elle ne connaît pas, qu'il s'agisse de micro-organismes ou de substances chimiques ou physiques, et qui pourrait agresser l'organisme ; l'un de ses rôles majeurs dans cette fonction défensive consiste en la veille constante anti-bactérienne. Cette défense tient en grande partie à l'hétérogénéité des bactéries hébergées à sa surface ; ces bactéries auxquelles elle donne hospitalité surveillent les bactéries non invitées et empêchent l'émergence d'une souche homogène et par conséquent pathogène. Déjà ici, son rôle dans les rapports à autrui ou à autre chose est flagrant. L'hospitalité de la peau normale pour les bactéries qui la protègent, le microbiote, permet de s'interroger, notamment grâce à Derrida et Dufourmentelle (De l'hospitalité) sur l'interaction entre hospitalité et hostilité. En effet, la peau hospitalière dans les conditions habituelles peut devenir totalement hostile face à ce qui lui est étranger. Ce dualisme à partir d'une racine commune, hospes (hospitalité) hostis (hostilité), nous paraît paradigmatique de ce qui se passe lors de la rencontre avec autrui (Levinas, Autrement qu'être ou au delà de l'essence) et de l'accueil ou du rejet de l'étranger. Mais la présence de micro-organismes à sa surface, invisibles par définition, peut induire un sentiment de crainte lorsqu'on la touche, nous y reviendrons plus longuement. Son absence soit par brûlure soit à l'occasion de maladies graves entraîne des désordres hydroélectrolytiques et thermiques et comporte un risque infectieux majeur par l'absence de ce que l'on peut nommer la bactériovigilance. Mais la peau ne se résume pas à sa surface et, plus en profondeur, dans le derme sont présents des vaisseaux et des nerfs ; ces derniers qui ont une fonction sensitive permettant au toucher de reconnaître les caractéristiques de la surface touchée. Cette fonction est également une fonction de défense contre des agressions physiques telles qu'une flamme puisque grâce à ces terminaisons nerveuses, elle reconnaît facilement le chaud ou le froid et permet une attitude adaptée, en l'occurrence le retrait. Le retrait de la main qui passe sur une flamme constitue un des éléments qui font de la peau la sécurité de la personne. Les situations pathologiques dans lesquelles cette fonction est abolie induisent des risques de brûlure grave par la méconnaissance du danger et, d'une certaine façon, par l'absence de frontière perçue entre le sujet atteint de cette pathologie et les dangers qui l'environnent. La peau, enveloppe cohésive, est ici comme un organe essentiel à la vie, mais également comme une limite corporelle, défense de l'organisme contre les diverses agressions, physiques, chimiques ou bactériologiques. Mais elle ne fait pas qu'assurer la cohésion corporelle, elle assure aussi la cohésion psychique comme Anzieu l'a bien montré dans Le Moi-peau. Il montre ainsi le lien entre les fonctions physiologiques et vitales de la peau et ses fonctions symboliques. Ce lien permet de comprendre en quoi la peau est le reflet de la vie de la personne. C'est en cela que la peau est récit autobiographique. 2) La peau autobiographique et le dermatologue : Lors de l'examen dermatologique, la peau est regardée et touchée par le dermatologue. Elle est lisible à qui sait la lire. Les soignants et, en particulier les dermatologues ont l'habitude de la regarder et de la toucher. Elle peut être un témoin de l'histoire ou acteur quand elle est symptomatique. La peau est le lieu de la première rencontre mais elle est aussi le témoin des blessures et déchirures, des fragilités. Représentation du moi, elle peut être source de pudeur voire de honte mais à l'inverse être décorée par tatouages et piercing. David Le Breton (Signes d'identité) décrit l'histoire des tatouages, autrefois réservés à certaines catégories de population (marins, prisonniers, prostituées) et actuellement décoratifs. Nous assistons à une évolution car si, il y a quelques années, les tatouages se faisaient discrets, uniquement destinés à être vus dans l'intimité, actuellement, ils se montrent de plus en plus, affichant des dessins voire de véritables fresques. Geste initiatique, geste d'opposition à une certaine société, porteurs de l'histoire de la personne qu'ils décorent. A contrario, les scarifications effectuées par les adolescents sur les membres supérieurs, témoignent de la déchirure intérieure. Ainsi, la peau en tant que représentation du Moi rend parfois difficile la dénudation nécessaire à l'examen dermatologique. La nudité implique la pudeur et le dermatologue doit faire en sorte que la pudeur ne se transforme pas en honte (A. Van Reeth et E. Fiat, La pudeur). La nudité de la peau se ramène-t-elle à la nudité du visage comme le suggère Lévinas ? (Totalité et Infini), le visage étant considéré comme l'infini de l'autre. Il dit que « L'homme nu est revêtu de sa pudeur ». Ce problème de la nudité, de la pudeur, le risque du passage de la pudeur à la honte seront travaillés de même qu'à cette occasion, le risque de passage pour la personne mise à nu, de sujet à objet. Un des rôles du dermatologue consiste en l'examen des malades ou des personnes qui consultent à titre préventif. Mais le plus souvent la peau doit être regardée intégralement. Que met-il en jeu pour que le déshabillage ne soit pas du striptease, pour que le regard ne soit pas du voyeurisme, pour que le toucher ne soit pas caresse ? Le regard du dermatologue est particulier par son caractère actif (Maine de Biran, Mémoire sur la décomposition de la pensée). Voir n'est pas regarder et si on peut voir une personne marcher sur une plage en maillot de bain, regarder la peau de cette même personne allongée sur la table d'examen focalise l'attention sur ce qui est cherché. Car le regard de l'examen dermatologique scrute à la recherche d'un élément précis, d'une lésion qui permettra de conforter un diagnostic ou, lors d'examen systématique, à la recherche d'une tumeur passée inaperçue au patient. De même le toucher n'est pas caresse. Lévinas (Le temps et l'autre) parle de la caresse dans l'intimité du couple d'amants : « La caresse est un mode d'être du sujet, où le sujet dans le contact d'un autre va au delà de ce contact. » Dans l'exploration de la peau par le toucher il peut y avoir effleurement mais cet effleurement cherche également à percevoir quelque chose de la peau. C'est la concentration sur les perceptions qui est en jeu chez le dermatologue. Il ne va pas « au delà du contact », il n'entre pas dans l'intimité de l'autre par ce contact. Il reste dans une certaine objectivation qui permet d'éviter toute confusion. Ici le sujet examiné et le dermatologue sont bien distincts par l'intermédiaire de leurs limites respectives, qu'elles soient cutanées ou symboliques. La perception par l'intermédiaire du regard et du toucher seront travaillés par l'étude de Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Par la méthode phénoménologique il explore les aspects de la perception des objets tels qu'ils se donnent à moi, tels que je les perçois. La perception est un mode d'appropriation de ce qui m'est extérieur. Le toucher-touchant, dont nous faisons tous l'expérience lors de l'examen dermatologique, est exploré dans Le visible et l'invisible. Nous en chercherons les implications dans notre relation à l'autre. Lévinas (Totalité et infini) a également comparé l'œil et la main en cherchant ce qui les rassemble mais aussi ce qui les sépare. L'étude du toucher ne peut se faire sans l'étude de la main, souvent photographiée et peinte en tant que sujet, mais aussi étudiée au plan de ses fonctions (Senett, Ce que sait la main ; Focillon, Vie des formes, suivie de l'Eloge de la main). En dermatologie la peau peut se toucher avec ou sans gants. Une enquête a été réalisée auprès des dermatologues pour savoir ce qu'il en était du port systématique de gants d'examen pour toucher une peau normale. Les résultats, publiés dans les Annales de dermatologie et vénéréologie (D. Penso-Assathiany, T.-A. Duong, Wearing of examinating gloves and hygiene practice among dermatologist : a national survey), montrent que les dermatologues les plus jeunes portent systématiquement des gants y compris lorsque la peau est visiblement normale et ne serrent pas la main de leurs patients. Cette étude avait été réalisée avant la période de pandémie de COVID-19. Deux prolongements sont prévus : l'un à l'échelon européen pour savoir quelles sont les pratiques dans les différents pays; l'autre est en cours d'élaboration, par les mêmes auteures; il évaluera les modifications des pratiques d'hygiène au cours de la pandémie et leur évolution entre le début de la pandémie et la période actuelle. Le résultat de cette première enquête pose question, notamment celle de l'attitude des médecins vis à vis de la peau des patients. Pourquoi ce port de gants quand il n'y a pas d'infection ? Cette attitude que nous nommerons hygiéniste a-t-elle quelque chose à voir avec la peur d'autrui ? De quoi est-elle le symptôme ? La peur d'autrui a été travaillée par Michela Marzano (Visages de la peur), mais il nous semble que la relation à autrui nécessite la relecture de Lévinas (Totalité et infini mais aussi Autrement qu'être ou au-delà de l'essence). Dans ce cas précis, s'agit-il de la peur de la contagion possible par des micro-organismes, invisibles à l'œil nu, donc inquiétants, et dont la peau du patient est porteuse, faisant alors remonter un fantasme ? S'agit-il d'un symptôme de la peur d'autrui, d'une peur qui dépasse la simple méfiance. C'est ce que nous chercherons à analyser. La pandémie actuelle nous semble avoir réactivé de façon encore plus visible la peur d'autrui en tant que porteur potentiel du virus, lui aussi invisible, ubiquitaire et à risque mortel. Mais à l'inverse, le port systématique des gants peut-il être le symptôme de la peur de soi ? Peur de ne pas savoir se mettre à distance, peur de méconnaitre ou mal retenir ses propres émotions. Au fond, s'agit-il d'une peur de soi pour l'autre ou d'une peur de l'autre pour soi ? Ce point sera travaillé, notamment à l'aide de Levinas, de la responsabilité pour autrui et du souci de l'autre. Lors de l'examen dermatologique, nous touchons la partie externe de la peau. Or si l'on considère la peau comme une enveloppe, il nous faut en décrire ses face externe, interne et le passage entre les deux. Car cette enveloppe nous limite, limite également autrui. Ce sont ces limites qui permettent que la relation ne soit pas fusionnelle. En tant qu'enveloppe elle a des faces externe et interne. 3) Les faces de la peau : La peau-enveloppe, est présente dans de nombreux mythes qui seront étudiés, notamment, Peau d'âne, la Genèse avec le départ précipité d'Adam et Ève de l'Eden, mais aussi la peau du Loup garou (Q. Vincenot, La gueule et la peau : le loup-garou médiéval en France et en Europe). La peau, considérée comme enveloppe constitue la limite du sujet. Par sa face externe, elle entre en contact avec autrui et le monde extérieur qui induisent une acceptation ou un rejet. Elle constitue l'apparence du sujet, apparence que Jankélévitch a décrit dans le tome 2 de Le je ne sais quoi et le presque rien. Elle peut également être le lieu de l'acceptation ou du rejet par l'autre ou par la société. Mais cette face externe ne peut agir seule. Sa face interne est tournée vers l'intérieur et l'intime du sujet. Ces deux faces entrent en relation par l'intermédiaire des zones de passage. Ces passages s'effectuent dans les deux sens, s'informant mutuellement des pathologies, des rencontres, des émotions et de ce qu'elles déclenchent sur le plan organique, symbolique et psychique. Sur le plan psychique, Anzieu (Le Moi-peau) décrit la peau comme ayant deux faces, l'une constituée par les stimulations externes et l'autre par l'excitation interne. Elle se solidifie mais peut être blessée. Elle constitue ainsi le Moi-peau personnel. Cet aspect sera étudié de même que les pathologies psychiques rapportées au défaut de ces deux faces de la peau. - La face extérieure de la peau ou peau-façade fait l'objet d'étude chez G. Didi-Huberman qui décrit dans Ouvrir Venus la façade comme cachant un secret qui est le secret de ce qu'il se passe à l'intérieur. Quand Venus est ouverte, notamment par les chiens qui la déchiquètent, ce qui vient à la vue est horrible puisque sa peau blanche masquait les viscères et autres fluides. Il explique ainsi que sous la beauté, il peut y avoir de la laideur. Levinas insiste en écrivant que la façade est beauté alors que ce qu'elle protège est essence, donc froide sans beauté. Or pour nous, l'endroit de la peau est son extérieur alors que son intérieur, son invisible sans intervention est son envers ; mais Levinas écrit « L'endroit serait l'essence de la chose par rapport à laquelle l'envers, où les fils sont invisibles, supporte les servitudes. » (Totalité et Infini). Il est donc à l'envers de nous. Nous le ferons discuter avec Dagognet pour qui l'enveloppe extérieure prime sur ce qu'elle enveloppe, c'est à dire sur l'intérieur. - La face intérieure regarde l'intérieur. Enveloppe, elle surveille, protège l'intérieur, la profondeur. Son rôle n'en n'est pas moins important. Anzieu nous explique que le cortex est la partie la plus superficielle du cerveau. Elle partage la même origine embryonnaire avec la peau, justifiant au moins anatomiquement la célèbre phrase de Paul Valéry « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau du moins en tant qu'il se connaît. ». Cette face interne ressemble aux murs de la maison, ceux que nous voyons quand nous sommes à l'intérieur. Elle est ce qui protège de l'extérieur. Elle appartient au corps chair, Leib husserlien (Recherche phénoménologique de la constitution). Cette face interne pourrait être un intermédiaire entre l'extérieur et l'intérieur, entre le mondain, l'extime et l'intime, entre le contenant et le contenu. L'histoire de Marsyas (Métamorphoses d'Ovide), écorché dont la peau pendue à un arbre comme un sac vide permet de la penser comme une enveloppe avec une partie visible, façade de l'individu et une partie invisible de l'extérieur sauf si elle est coupée, laissant alors sourdre le sang, témoin de vie. Cette enveloppe peut être considérée comme lieu de passage entre l'extérieur et l'intérieur. Ce passage se fait dans les deux sens. - La peau passage : ce passage peut s'effectuer de l'extérieur vers l'intérieur ou de l'intérieur vers l'extérieur. Ces deux sens seront considérés. Mais auparavant, sont décrits les lieux de passage, c'est à dire les cavités muqueuses, les pores qui permettent à la peau de ne pas être hermétique, ne pas être une carapace contrairement à ce qui arrive à Gregor Samsa dans La métamorphose (Kafka). Cependant cette carapace garde des ouvertures que sont l'orifice buccal et les yeux. Dans ce roman, la question de l'identité est centrale. Gregor Samsa homme et Gregor Samsa cafard ont-ils la même identité ? Descartes pourra nous orienter sur ce problème de l'identité notamment grâce à sa réflexion sur le bâton de cire. Reste-il identique à ce qu'il était après qu'il a été posé devant une flamme ? Bachelard, dans La poétique de l'espace revient sur ce passage constant entre intérieur et extérieur en écrivant : « l'homme est l'être entr'ouvert ». La notion de passage implique une action décidée comme celle de passer le pont, lorsque la décision de passer est consciente mais elle ne l'est pas toujours. - Passage de l'intérieur vers l'extérieur : Il peut y avoir des passages involontaires comme l'émotion qui fait rougir le visage, la pudeur qui s'accompagne de l'érythème pudique (roseur du visage et du décolleté), les traits tirés de celui qui est fatigué (E. Fiat, L'ode à la fatigue). Les « mauvaises humeurs » se voyaient sur les individus par les couleurs de la peau que nous décrirons. -Le passage de l'extérieur vers l'intérieur : La caresse est emblématique de ce passage qui transforme le corps matériel—Körper— en corps-chair—Leib—, monde réceptif de sensations. Levinas la décrit comme l'engagement d'un être entier vers un autre. La caresse est différente du toucher, car elle s'adresse au corps-chair, et ne sait pas ce qu'elle cherche contrairement au toucher du dermatologue. Dans le soin, c'est l'extérieur qui est touché par le soignant, c'est par la peau extérieure que se passe l'examen clinique. C'est aussi cet extérieur qui est dénudé dans les soins, en particulier infirmiers et soins d'hygiène où la pudeur peut être mise à mal. Cette étude sur les faces de la peau et sur les voies de passage peut être poursuivie par la question de la peau comme lieu d'habitation. 4) Qu'est-ce que habiter la peau et en quoi et comment cet habitat nous met-il en lien avec Autrui ? La peau à travers ces descriptions est ce qui est donné à percevoir mais aussi à concevoir. Elle est à la fois sujet et objet ; objet matériel, mais aussi objet de métaphores symboliques, psychiques, langagières, philosophiques. La peau est ce qui se donne à voir et est en ce sens, un objet phénoménologique que je peux décrire par mes sens, par ma conscience. Bachelard dit de la maison qu'elle est « corps et âme ». Puis-je assimiler la maison, lieu d'épanouissement de l'intimité, du blottissement par ses coins et recoins, à la peau qui en serait le mur, la limite, la protection, mais dont les parties cachées au regard immédiat en seraient les coins et recoins ? Merleau-Ponty définit le chiasme par « le dédoublement de mon corps en dedans et dehors » et le point de retournement, « le pli, l'application l'un à l'autre du dedans et du dehors » (Le visible et l'invisible). A aucun moment il ne cite la peau mais cette « application de l'un à l'autre du dedans et du dehors » pourrait parfaitement correspondre à la peau et à ses faces, en particulier à cette dialectique de sa face intérieure et de sa face extérieure. Si Dagognet considère que l'enveloppe extérieure est plus importante que l'intérieur, qu'est-ce qu'un contenant sans contenu, qu'est-ce qu'un gant sans main dedans, qu'est-ce que la peau de Marsyas suspendue à un arbre sinon une enveloppe vide et donc dénuée de sens ? Habiter la peau, habiter sa peau est peut-être une forme de réponse à cette question de la peau comme protection contenante, mais aussi comme limite et marque de notre finitude. Car, à l'instar de Bachelard (La poétique de l'espace) nous pourrions dire que cet habiter, cet espace imaginaire « concentre de l'être à l'intérieur des limites qui protègent. ». Proposition de conclusion L'exploration de la peau sous toutes ses coutures inspirée par la méthode phénoménologique permet-elle de décrire le lien entre la peau et le rapport à autrui ? Nous en avons vu la nécessité vitale tant sur le plan organique que psychique ; elle est limite cohésive de l'individu et lui permet de se tourner vers l'extérieur, c'est à dire autrui en étant suffisamment contenante pour ne pas mettre le sujet en danger. Par des mécanismes d'hospitalité ou d'hostilité, elle le protège contre les agressions extérieures. Ses deux faces, extérieure et intérieure interagissent ce qui permet l'information de ce qui se déroule à l'intérieur, dans l'intimité mais aussi de ce qui arrive, parfois par surprise, de l'extérieur. Elle agit en cela comme un exemple des rapports humains, rapports de rapprochement ou de rejet, d'attirance ou de peur. Limite du sujet, elle peut être considérée comme les murs d'une habitation dans laquelle l'intimité se logerait dans la chambre parentale et serait protégée par les murs. Les fenêtres et les portes en seraient les passages entre l'intérieur et l'extérieur. La peau devient ainsi le paradigme de la question des rapports à autrui et de la peur d'autrui. La question des mécanismes et des raisons de la peur d'autrui, révélés par la difficulté à la toucher à mains nues par les médecins qui en sont les spécialistes reste pour l'instant entière. Regarder et toucher la peau sont consubstantiels de l'examen dermatologique qui explore l'intimité de la personne à travers l'examen de la peau et sans intention autre que celle de l'exercice médical. Toutefois, cette exploration médicale convoque la peur d'autrui à travers le port de gants d'examen, port souvent rendu non nécessaire par une quelconque anomalie infectieuse de la peau examinée. Notre problématique tourne autour de cette question de la peau révélatrice de nos rapports avec autrui, en particulier de la peur d'autrui. Considérant les descriptions des diverses facettes de la peau, nous faisons l'hypothèse que cette peur d'autrui révélée par la peur du contact direct ou indirect avec la peau d'autrui est plus vaste qu'il n'y paraît. Il peut s'agir du symptôme de la peur d'autrui en général voire de son rejet a priori. Il nous semble que cette peur d'autrui en médecine prend racine, dans le monde contemporain, au début de l'épidémie de la maladie VIH, lorsque cette maladie était diabolisée. Elle pouvait alors rappeler la peur qu'inspiraient les pestiférés tout au long de l'histoire des épidémies. Le toucher des patients à mains nues que ce soit par une partie des médecins et des infirmiers et aide-soignants insuffisamment informés fût perçu comme dangereux. Cette peur d'autrui à travers le non toucher direct de la peau du patient, peut être révélatrice de la peur d'une société vis-à-vis de ce qui est inconnu. Cette peur d'autrui est un des points fondamentaux de l'existence humaine ; ses mécanismes seront étudiés. Nous verrons si la peur est unique ou si elle prend des formes multiples. Le travail dans lequel nous nous engageons a pour but d'évaluer ces hypothèses et peut devenir notre thèse. Ce travail tâchera également de dégager ce qui pourrait nous permettre de dépasser ces peurs, au plan du soignant mais aussi plus généralement au plan humain ; nous nous attacherons à chercher ce qui, en l'homme, permet de lutter contre ces peurs et d'en faire le point de départ d'autre chose, d'une vertu dont le courage en est le premier exemple. La raison est une autre façon de dépasser les peurs, en particulier la peur d'autrui quand on le touche à mains nues. Ainsi la raison est-elle aussi l'un des ressorts essentiels du rapport à autrui.