Thèse en cours

Capitalisme numérique et nouvelles formes d'action collective. Analyse comparée des mobilisations du travail de livreurs à deux roues et de développeurs de jeux vidéo

FR  |  
EN
Auteur / Autrice : Chloé Lebas
Direction : Jean-Gabriel Contamin
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Science politique
Date : Inscription en doctorat le 13/09/2019
Etablissement(s) : Université de Lille (2022-....)
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale des Sciences Juridiques, Politiques et de Gestion
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Centre d'Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales

Mots clés

FR  |  
EN

Résumé

FR  |  
EN

Le point de départ de cette thèse est l'émergence d'un nouveau secteur d'activité dans la seconde moitié des années 2010 : celui de la livraison de repas chauds à domicile. Rapidement désigné – tant dans l'espace public qu'au sein des sphères académiques – comme l'exemple-type du phénomène novateur et vivement critiqué « d'ubérisation », ce secteur a vu apparaître des formes de mobilisations collectives de ses travailleurs auto-entrepreneurs. D'abord jugées inédites, au regard de l'organisation du travail et des caractéristiques sociales de ses membres, ces mobilisations se sont « normalisées » sans pour autant se stabiliser complètement. En effet, il s'agit d'un secteur en perpétuelle évolution, tant du côté des plateformes que de ses travailleurs dont le profil a changé depuis l'installation en France des premières plateformes en 2015. Ce « sujet chaud » fortement investi médiatiquement et scientifiquement, rend nécessaire du point de vue de la recherche de « désexceptionnaliser » cette organisation du travail et les résistances en son sein. C'est pourquoi il est apparu nécessaire de comparer les mobilisations collectives de livreurs à deux roues à celles d'un autre secteur. Le choix s'est porté sur un secteur a priori très différent : celui de la production de jeux vidéo. L'intérêt premier a été guidée par l'apparition très récente, là aussi, de mobilisations de développeurs dont l'exceptionnelle grève de plus de deux mois chez Eugen system en 2016 a permis la médiatisation. La construction de la comparaison de ces deux secteurs est loin d'être une évidence, tant s'opposent les statuts d'emplois (une majorité de CDI dans l'industrie du jeu vidéo ; une majorité d'auto-entrepreneurs dans la livraison), l'organisation du travail (une majorité de petites entreprises avec une hiérarchie claire ; des multinationales « partenaires » dématérialisées) et le profil des travailleurs (majoritairement tous de jeunes hommes, certes, mais les développeurs sont beaucoup plus diplômés et qualifiés tandis que les livreurs tendent à être une majorité de main d'œuvre immigrée souvent en situation irrégulière). Il s'agit alors de voir – en nous référant à une littérature variée mêlant sociologie du travail, de l'action collective, du syndicalisme et des relations professionnelles – quelles sont les conditions d'émergence de mobilisations collectives fragiles, au sein de secteurs eux-mêmes récents dans ce qu'on pourrait nommer le « capitalisme numérique ». Nous interrogeons cette unité elle-même en nous demandant s'il existe une similarité de répertoires d'actions dans des métiers organisés autour et par le numérique, d'un bout à l'autre de la chaîne de production algorithmique ; de sa production (jeux vidéo) à sa soumission (livreurs). La construction des revendications dans ces secteurs à l'organisation du travail « souple » (grandes variabilité et amplitudes horaires dans les deux cas, hiérarchie souvent informelle, mobilisation de justifications autour du travail « passion ») nécessité avant tout, dans les deux cas, de « construire le travailleur » (Krinsky, 2007) ou en tout cas une identité commune qui n'est pas stabilisée. En effet, que ce soit par l'absence de droits au travail (protection sociale, représentation, organisation collective) ou le déni de leur subordination du côté des livreurs, de la mobilisation de la figure du joueur passionné du côté des développeurs, le statut de travailleur est invisibilisé. Le rôle des organisations syndicales est alors un rôle de construction de l'identité salariale : d'une part l'accompagnement et l'utilisation de procès ou de directives pour requalification salariale dans toute l'Europe pour les livreurs ; de l'autre par un argumentaire allant contre la rhétorique du « métier-passion » du côté des développeurs. J'essaie de suivre les évolutions des profils de ces travailleurs, afin de saisir comment leur(s) rapport(s) au travail façonnent leur subjectivité politique et détermine l'action collective au travail : en tant que sociologue, je tente moi aussi de renseigner la figure du travailleur digital alors même que sa définition est un enjeu de luttes. De manière générale, la représentation de ce que sont ces travailleurs « précaires » semble être un enjeu au niveau national comme international pour de multiples acteurs (institutionnels, élus, militants, scientifiques, associatifs) aux finalités différentes, avec des volontés d'internationalisation de ces luttes (lois européennes, Fédération Transnationale des Coursiers, Game Workers Unite). Dans la continuité de ce prisme d'analyse, il est nécessaire de se tourner du côté des relations professionnelles qui participent à expliquer les conditions d'émergence des mobilisations passées et en cours. L'identité au travail passe par la reconnaissance des travailleurs via leur capacité à se représenter et à être représentés. La construction de la représentativité semble être un enjeu central dans les mobilisations existantes, dans des secteurs où les relations professionnelles sont peu codifiées, face à un patronat peu enclin à les organiser. La grève chez Eugen system, véritable référentiel pour les syndicalistes du jeu vidéo – notamment car elle est à l'origine de la création du Syndicat des Travailleurs du Jeu Vidéo (STJV) – a eu comme point de départ une mobilisation pour exiger l'organisation d'élections professionnelles. L'existence de sections syndicales d'entreprise est systématiquement liée à une représentation au CSE, qu'elle se fasse sous une étiquette syndicale ou non. Chez les livreurs, les syndicats revendiquent depuis des années l'organisation de leur représentativité et, alors que sont organisées par les plateformes des élections internes (type « Forum Deliveroo »), une directive instaure l'ARPE (Autorité des Relations sociales des Plateformes d'Emploi) censée mettre en œuvre un « droit au dialogue social » et une représentation interne sur le mode des TPE. Dans les quelques entreprises salariant les livreurs, les syndicats se saisissent, avec plus ou moins de réussite, des élections CSE afin d'obtenir la représentativité et les droits syndicaux qui y sont liés, tout en dénonçant les règles très restrictives d'organisation de ces élections. Dans les deux secteurs, on retrouve des formes d'actions collectives « cachées » et d'aménagement de la répression patronale (qu'elle soit réelle ou anticipée), caractéristiques de périodes où celle-ci était clandestine, en l'absence de relations professionnelles. Au moment de l'enquête, nous sommes donc dans une période « d'entre-deux » où les relations professionnelles se structurent, où les organisations syndicales se stabilisent, mais où les travailleurs mobilisés ne bénéficient d'aucune protection dans leur action. Entre culture contestataire et volontés d'institutionnalisation, les jeunes organisations syndicales expérimentent différents répertoires d'action qui semblent s'adapter aux technologies de l'information et de la communication (TIC). Le numérique semble être au cœur des modalités d'action pour ces organisations qui se souhaitent novatrices, sans pour autant rompre avec le répertoire syndicale « classique ». Ce qui nous a intéressé, c'est la coexistence d'organisations syndicales appartenant à des fédérations (FO, CFDT, CGT, Solidaires) et de syndicats-collectifs autonomes (CLAP et STJV). Sans que ces deux types d'organisation s'opposent – il y a des liens et des interpénétrations forts – la structuration spécifique au sein du champ syndical français nous informe sur les logiques propres de ces univers professionnels, qui déterminent les stratégies d'action collective. Pour le dire plus simplement, si la mobilisation est évidemment possible dans ces secteurs, les formes que prend le syndicalisme nous montrent comment cette action collective est possible et dans quelles limites. S'agissant de la méthode adoptée, nous mobilisons, en complément d'une revue de presse, depuis 2018 (date du début du Master 1 dont le mémoire portait déjà sur la livraison à deux roues) des entretiens et observations auprès des livreurs et développeurs mobilisés et non mobilisés en France, principalement à Lyon et Paris, de responsables syndicaux de confédérations, mais aussi d'avocats aux côtés des syndicats, et développons récemment des observations et archives de procès ou commissions d'enquête parlementaires de dirigeants de plateformes.