Intimité numérique et intrusion perçue : le dark side de la gestion des données digitales
Auteur / Autrice : | Pauline Roques |
Direction : | Anne-Sophie Cases |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Sciences de Gestion |
Date : | Inscription en doctorat le 01/10/2021 |
Etablissement(s) : | Université de Montpellier (2022-….) |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Economie Gestion de Montpellier (2015-.... ; Montpellier) |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : MRM - Montpellier Recherche en Management |
Mots clés
Résumé
Contexte Télévisions, montres, enceintes intelligentes, électroménager et autres trackers, l'Internet des objets (IoT) a envahi le quotidien de nombreux Français ces dernières années. En 2019, près de 40 % possédaient déjà au moins un appareil connecté et la taille du marché national était de plus de 1,6 milliard d'euros, selon les derniers chiffres de GfK. La catégorie 'Smart Home', c'est à dire l'équipement domotique connecté, représente un peu plus de la moitié du chiffre d'affaires de ce marché (Source : https://fr.statista.com). Ces technologies permettent un suivi de lactivité physique (souvent qualifié de « quantified self »), du mode de vie et des usages des consommateurs. Pour autant si ce dernier est devenu transparent aux yeux des marques qui proposent ces dispositifs numériques, la manière dont les marques agissent devient véritablement opaque. En effet, les technologies employées leur échappent (faible littératie numérique) et en même temps les préoccupent (préoccupation pour la vie privée). Pour surmonter lincertitude et la complexité́ de ce nouvel environnement, les consommateurs sappuient sur la confiance envers la marque (Coleman, 1990; Moorman et al., 1992) et attendent davantage de transparence (Portes et al, 2020). Ces technologies de tracking sont une façon pour les marques de mieux connaitre leur client et de personnaliser leurs offres mais en même temps ouvrent de véritables brèches numériques qui sont à lorigine de nombreuses questions sur la collecte et la gestion des données personnelles. Littérature et cadre théorique Théorie de lIBT : La théorie de lIBT (Information Boundary Theory), initialement proposée par Petronio (1991) et développée dans le cadre de relations interpersonnelles, suggère que les individus managent, de manière stratégique, un espace ou un territoire informationnel, qui définit les frontières de leur vie privée et de leur intimité. Ils créent pour cela des règles afin de déterminer quelles informations ils sont prêts à divulguer et dans quelles conditions. Ces règles dépendent de la nature de linformation à partager, de la personnalité de lindividu, de facteurs environnementaux et dune évaluation « risque-bénéfice ». Ces frontières diffèrent donc selon les situations et changent dun individu à lautre. Dans tous les cas, le fait, pour une entité extérieure de franchir ces frontières et daccéder à des informations que lindividu considère comme confidentielles, sera perçu comme un acte dintrusion de la vie privée (Sutanto et al, 2013 ; Karwatzki et al., 2017) et conduira à lapparition dune situation dinconfort et danxiété. Intrusion et préoccupation pour la vie privée : Appliquée à un contexte commercial, la théorie de lIBT constitue les fondations dun ensemble de travaux sinscrivant dans le champ du management des données numériques et de la gestion de la vie privée. Ces travaux ont notamment permis de mieux comprendre les conditions dans lesquelles les consommateurs sont enclins à divulguer leurs informations et celles dans lesquelles ils préfèrent quelles restent confidentielles. Ils ont également permis de mieux définir la notion dintrusion dans ce contexte. Ce terme est ainsi présenté de deux manières dans la littérature. Souvent à lorigine dun sentiment dirritation envers la publicité, lintrusion (intrusiveness) est considérée comme la façon dont le consommateur perçoit une interruption dans son expérience de consultation et de navigation par exemple (McCoy et al., 2008). Par ailleurs, Lancelot Miltgen et al. (2019) considèrent également la façon dont la publicité peut envahir la vie privée des consommateurs par lusage de leurs données personnelles. Lintrusion (invasiveness) est alors le sentiment datteinte à la vie privée des consommateurs. Ce sentiment renvoie à la notion de vie privée (communément appelée Privacy). La préoccupation pour la vie privée porte majoritairement sur la façon dont les données sont collectées et sur la façon dont elles sont utilisées (Lancelot Miltgen, 2006). Levy et Tarnaud (2020) introduisent la distinction entre lintimité numérique (Intimacy) et le concept de vie privée. La protection de la vie privée correspond à la protection de laccès aux données personnelles alors que la protection de lintimité numérique du consommateur se réfère à la protection des informations qui constituent les données personnelles de ce dernier. Dans leur étude, les répondants ne considèrent pas le Code civil et les réglementations RGPD comme protecteurs et ont une perception très négative de leur vie privée sur Internet. Aussi, il semble pertinent de sinterroger sur la façon dont les marques sont perçues dans la collecte et lusage des données de leur client. Au-delà du cadre juridique qui protège essentiellement les marques, le risque dintrusion dans lintimité numérique du client devient aujourdhui une réalité de plus-en-plus difficile à éviter. Aussi, il semble pertinent de sinterroger sur les « aspects sombres » (dark side) de la gestion des données . Le dark side de la gestion des données : Ladoption dune vision guidée par les fondements de lIBT a conduit une grande partie des travaux existants à envisager la question de la privacy via un prisme utilitariste ou cognitiviste. Le consommateur y est généralement présenté comme un acteur essentiellement rationnel et pragmatique, manageant stratégiquement ses frontières informationnelles selon un trade-off risque/bénéfice. Or, cest précisément ce type de management qui devient de plus-en-plus difficile pour les consommateurs compte-tenu, dune part, du progrès technologique facilitant la collecte de données et, dautre part, du manque de régulation sur le marché des données (Acquisti et al., 2020). Il est ainsi de plus-en-plus courant de constater que les consommateurs sont parfois surpris, voire dépassés par les données que les marques collectent les concernant et par la manière dont elles les utilisent, parfois à leur insu (Martin et al., 2017). Les consommateurs sont ainsi régulièrement victimes dun franchissement, par les marques, de leurs frontières informationnelles. Ces situations dintrusion dérivent, pour certaines au moins, de ladoption, par les entreprises de « pratiques sombres » (dark pattern) stratégies dont lobjectif est de manipuler les individus pour les pousser vers des décisions contraires à leur intérêt personnel pour leur soutirer leurs informations personnelles (Mulligan et al., 2020), notamment la partie sombre (dark matter - Acquisti et al., 2020). En effet, les marques semblent avoir pour stratégie de focaliser délibérément lattention des consommateurs sur les aspects « visibles » de la vie privée - parties qui sont plus faciles à protéger et qui ont le moins de valeur - pour les détourner des facettes « sombres », - celles qui ont le plus de valeur commerciale et qui sont plus difficiles à protéger. Ces « actes intrusifs », lorsquils sont perçus par les consommateurs, constituent de véritables défis pour le devenir de la relation avec la marque. En effet, un consommateur percevant une tentative dintrusion ou une intrusion effective peut développer un ensemble de sentiments négatifs à légard de la marque (insatisfaction, perte de confiance, colère ou trahison) (Sutanto et al., 2013), pouvant avoir des conséquences délétères pour la relation commerciale (rupture de la relation, vengeance par un bouche-à-oreille négatif, un appel au boycott ). Néanmoins, la littérature académique reste limitée à ce sujet. Pourtant les travaux en marketing consacrés à lanalyse des incidents de services et à la dégradation des relations commerciales (ex : Grégoire et al., 2009 ; Hess et al., 2003 ; Hibbard et al., 2001 ; Vidal, 2014) peuvent constituer une base solide pour éclairer ces phénomènes. Contexte empirique de la recherche Cette thèse s'insère dans le cadre du projet de recherche HUT (HUman at home projecT) sur lhabitat connecté porté par le laboratoire MRM. Le projet HUT est une expérience scientifique inédite qui réunit treize laboratoires universitaires de recherche, sept entreprises partenaires (Nexity, Ikea, Oceasoft, Deliled, Enedis, Synox, la Banque Populaire) et des collectivités territoriales (Montpellier Méditerranée Métropole et le FEDER REGION, Le CNRS, HUMANHUM, La MSH SUD, La Fondation de lUniversité de Montpellier). Lobjectif du projet est dappréhender les usages du logement connecté du futur et dévaluer limpact des technologies et des objets connectés sur les comportements quotidiens et le bien-être dans lhabitat. Issu du questionnement de chercheurs originaires de disciplines variées (Sciences dures et Sciences Humaines et Sociales) ce projet doté dun appartement-observatoire (équipé de plus de 65 capteurs), propose de mettre lhumain au centre et de réfléchir aux perspectives nouvelles offertes par les technologies qui investissent nos quotidiens et notre habitat. Nous savons ce que la technologie permettra demain, mais les usages de ces avancées nous sont en revanche encore inconnus. Pour définir les conditions de notre bien-être dans lhabitat du futur, les chercheurs analysent tous types de données issues des capteurs (locomotion, consommation dénergie, accélération du temps perçu, confort, etc.) mais aussi des données qualitatives en suivant le binôme détudiants qui occupe à lannée cet appartement-observatoire, fin de la troisième année doccupation en juin 2021). A lhorizon 2022-2023, HUT passera à léchelle supérieure pour étudier non plus une Smarthome mais un Smartbuilding, avec la construction dune résidence connectée de 125 logements étudiants (en partenariat avec Nexity, Studéa et Montpellier Méditerranée Métropole). Quatre axes de travail vont guider ce nouveau projet : linclusion sociale, numérique et économique ; le bien-être et bien-vivre ensemble ; le développement durable et la transition écologique, et enfin, la protection et la sécurité des données et des personnes. Ce dernier axe pourra constituer alors un terrain de recherche avec la mise en place dexpérimentions sur léchantillon de résidents étudiants.