Curiosité et cure de soi dans le penser de Montaigne
Auteur / Autrice : | Rebekka Martic |
Direction : | Myriam Marrache-Gouraud, Dominique Brancher |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Langue et Littérature françaises |
Date : | Inscription en doctorat le 12/11/2020 |
Etablissement(s) : | Poitiers en cotutelle avec Universität Basel |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Humanités (Poitiers ; 2018-....) |
Résumé
Ce projet a pour vocation d’interroger sur un plan sémantique, axiologique, poétique, viatique et anthropologique les équivoques et les tensions dont la notion polysémique de « curiosité » est porteuse à la fin du XVIe siècle, et concerne plus particulièrement le rôle complexe et bifrons qu’elle joue dans l’ensemble de la production montanienne, manuscrite, imprimée et hybridant souvent la main et le « moule » typographique. L’enquête portera donc aussi bien sur les ouvrages destinés à la publication, tels que les Essais (1580-88/95), que des textes réservés à une fin privée, comme les inscriptions sur les poutres de sa bibliothèque et le Journal de voyage (1580-1), où sa perspective, oscillant incessamment entre celle du touriste curieux et du curiste tourmenté, permet de problématiser sa manière de penser les articulations entre curiosité(s), soin et souci de soi. Afin d’étudier les spécificités de l’approche montanienne de la « curiosité », notion dont l’ambiguïté sémantique et la réversibilité axiologique n'ont que trop souvent été escamotées par les critiques qui ont privilégié les définitions modernes aux sens historiques rattachés à l’étymon latin cura, l’analyse sera menée en termes de configurations inter- et intratextuelles dynamiques, de sorte que la curiosité sera abordée comme mot, dans son rapport à une toute une pléthore de parasynonymes généralement partiels, parce que relatifs à des contextes discursifs particuliers ; comme ''concept'' aussi instable que controversé, dont les multiples facettes seront envisagées sur le fond des discours philosophiques et patristiques dominants avec lesquels Montaigne doit s’accommoder, tout en ne créant pas moins son propre lexique et sa propre sémantique ; comme thème littéraire prisé depuis l’Antiquité, où la mythologie gréco-romaine et la culture chrétienne développent de nombreux lieux communs à son propos ; et comme pratique et modalité concrète de la pensée et du discours de l’auteur. En vertu du rebond réflexif qui le caractérise, Montaigne est curieux d’objets « singuliers », « étranges », « divers », « difformes », et « monstrueux », comme il en est un lui-même, curieux de la curiosité comme topos littéraire, et curieux de sa propre curiosité, qui serait, avec l’étonnement et l’admiration, en tant que « passion cognitive » (L. Daston), condition de possibilité de la philosophie, mais aussi son plus intime danger dans un monde dont le mouvement perpétuel semble rendre l’accès à l'essence des choses au-delà des phénomènes et aux noumènes impossible. La curiosité peut contrecarrer la connaissance et la cure de soi, ou au contraire, la favoriser. Aborder la curiosité à partir de plusieurs axes – notamment au sens épistémologique, comme expérience troublante dans un monde conçu comme une « branloire perenne » (III, 2) ; moral, comme élément crucial de la crise des valeurs héritées ; anthropologique, comme condition naturelle et originelle de l’homme ; psych(olog)ique, comme signe de morbidité et de santé mentale ; médical, comme expérience de souffrance et de bien-être ; et même au sens politique, en tant qu’irrésistible désir contagieux et thérapeutique en temps de Guerres Civiles – permet de situer la réflexion de Montaigne dans la reconfiguration morale d’une notion qui, en dehors du discours ecclésiastique, se transformera au cours du XVIIe siècle d’un vice traditionnel en une vertu possible, et même probable de l’homme. Il s’agira de penser la curiosité aussi bien à travers les objets spécifiques qui la suscitent ou qu’elle découvre, voire fabrique, qu’à travers les affects que ces objets mêmes suscitent, et de mettre à jour le lien entre la curiosité comme manière de voir le monde, art de vivre et mode d’écrire. Une piste particulièrement novatrice relève de l’hypothèse d’une solidarité fondamentale entre la curiosité et la forme de l’essai, qui se construit dans un rapport intime non plus seulement avec le scepticisme, mais encore avec l’écriture de soi. Méthodologiquement, ce travail s’inscrit donc à la croisée de l’histoire des émotions, de l’histoire littéraire et de l’histoire intellectuelle de la Première Modernité, époque qui voit avec l’apogée des célèbres cabinets d’art et de merveilles l’émergence d’une véritable « culture de la curiosité » où sont plus que jamais éprouvées les limites, mais aussi les possibilités de la connaissance humaine. En associant à l’analyse interne des textes une étude des dynamiques culturelles au sein desquelles ils participent à l’élaboration de nos représentations, ce projet de thèse cherche à articuler poétique et interdisciplinarité et à combler ainsi une lacune importante dans le domaine florissant des études montaignistes.