Rénovations urbaines et changement social dans une capitale (post)-socialiste : études de cas à Pyongyang (Corée du Nord).
Auteur / Autrice : | Manon PRUD'HOMME |
Direction : | Valérie Gelézeau |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Terrains, textes, interdisciplinairité |
Date : | Inscription en doctorat le 17/10/2020 |
Etablissement(s) : | Paris, EHESS |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale de l'École des hautes études en sciences sociales |
Mots clés
Résumé
Ce projet de thèse est né après les observations que nous avons menées en septembre 2016 à Pyongyang, alors que nous sommes à bord d’un taxi de Pyongyang qui nous amène sur les berges du fleuve Taedong où se déroule le festival de la bière. Nous traversons le quartier de l’avenue Changjon, un des nouveaux quartiers rénovés de la capitale nord-coréenne où les hautes tours d’habitation illuminent le ciel, les enseignes néon des nombreux restaurants et commerces attirent l’œil et les citoyens convergent en masse vers les berges animées du fleuve. Cette scène, qui relève de la vie ordinaire, contraste avec l’idée préconçue que nous nous étions faite à propos Pyongyang, la capitale de la République populaire et démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), avant de la découvrir. La ville ne répond plus à l’image qui l’a longtemps décrite, notamment dans les médias occidentaux, comme une ville sans vie et figée dans l’époque stalinienne. Depuis 2012 et l’inauguration du nouveau complexe résidentiel, densément peuplé du quartier de l’avenue Changjon (창전거리, Ch'angjŏn kŏri) dans l’arrondissement central (중구역, Chung kuyŏk), le régime nord-coréen a entrepris de grands travaux de rénovation urbaine qui se sont poursuivis en 2015 avec l’inauguration de l’avenue des Scientifiques du futur (미래과학자거리, Mirae kwahakcha kŏri) dans l’arrondissement de Phyongchon (평천구역, P'yŏngch'ŏn kuyŏk) et plus récemment en 2017 avec l’avenue Ryomyong (려명거리, Ryŏmyŏng kŏri) dans l’arrondissement de Taesong (대성구역, Taesŏng kuyŏk). Ces trois projets présentent les nouvelles inspirations architecturales nord-coréennes : les tours des quartiers veulent faire de Pyongyang une ville verticale. L’entreprise de rénovations urbaines dans les grandes villes est souvent un des symptômes de la métropolisation et donc, de la croissance économique. Ici, la métropolisation est à comprendre comme un phénomène qui concentre les hommes, les richesses et les activités dans les grandes villes. Pyongyang, comme capitale, ville la plus peuplée de Corée du Nord, est également le centre du pouvoir politique et économique en plus de dominer une grande région industrielle. Elle est donc une métropole à l’échelle nationale — et même internationale. Contrairement aux précédents cycles de construction qui avaient privilégié des projets en périphérie de Pyongyang comme celui de l’avenue Kwangbok en 1988 (광복거리, Kwangbok kŏri) ou de l’avenue Thongil en 1990 et 1992 (통일거리, T’ongil kŏri), ces trois nouveaux quartiers résidentiels ont été bâtis sur la rive ouest du fleuve Taedong, historiquement la rive la plus développée de Pyongyang où se trouve le pouvoir central nord-coréen, mais surtout dans le cœur historique et politique de la ville. De plus, si les précédents grands projets urbains des années 1970, 1980 et 1990 ont consisté à répondre au manque de logement dans la capitale, les trois derniers ont été des projets de rénovation urbaine : il s’agit de reconstruire et repenser des quartiers d’habitations déjà existants. Ces transformations/rénovations urbaines ont été largement relayées dans les médias officiels nord-coréens afin de promouvoir les mesures politiques prises par le dirigeant qui consistent à mettre en avant certaines catégories de métiers qui permettraient la croissance économique. Officiellement, ces nouveaux quartiers sont dédiés à des catégories socioprofessionnelles spécifiques : le quartier de l’avenue des Scientifiques du futur est par exemple dédié, aux chercheurs ainsi qu’au personnel enseignant de l’université de technologie Kim Chaek se situant à proximité tandis que le quartier de l’avenue Ryomyong est quant à lui destiné en priorité aux professeurs et chercheurs de l’université centrale Kim Il Sung. Cette politique visant à promouvoir des citoyens qui exercent des métiers dans des domaines spécifiques en leur apportant une aide sociale (logement et équipements de première nécessité gratuits) n’est pas sans rappeler la politique sud-coréenne sous Park Chung-hee durant laquelle professeurs, scientifiques et chercheurs ont été encouragés à habiter l’arrondissement de Gangnam à Séoul et ainsi montrer à une catégorie de citoyens spécifique leur présence indispensable pour le développement économique de la nation dans les années 1970. Comme en Corée du Sud, la place des scientifiques et intellectuels dans la société nord-coréenne est importante, et les intellectuels, utilisés à des fins politiques, deviennent une image de marque pour le régime. Parallèlement, on peut noter que dans le quartier de l’avenue Ryomyong par exemple, seules deux tours d’habitations sont dédiées aux professeurs et personnels enseignants de l’université Kim Il Sung, il en va de même dans le quartier de l’avenue des Scientifiques du futur. Contrairement à ce que les médias officiels nord-coréens affirment, la composition sociale de ces nouveaux quartiers apparaît plus complexe et on peut se demander comme s’articule, à Pyongyang, rénovation urbaine et réorganisation sociale. Ce phénomène, que l’on observe depuis maintenant une dizaine d’années à Pyongyang rappelle, mutatis mutandis, d’autres phénomènes liés à l’urbanisation et la rénovation urbaine, ainsi qu’à la métropolisation dans les villes asiatiques (par exemple les « villages urbains » en Chine). Or, dans le cas de la Corée du Nord où les migrations intérieures sont contrôlées afin de maintenir l’équilibre de la croissance territoriale, la question de la métropolisation se pose de manière très particulière. En effet, ce processus correspond en théorie aux états capitalistes puisqu’il modifie les structures et les formes urbaines, et tend à amplifier les différences sociales comme la gentrification, et les différences spatiales comme l’étalement urbain ou la hausse de la pollution. On peut alors se demander si ce processus est transposable ou non à Pyongyang, ville dite socialiste et entièrement planifiée, dont les récentes rénovations urbaines ont transformé la morphologie de la ville, mais aussi, sans doute, la société urbaine. Les travaux de Marie Gibert sur le processus de globalisation dans les villes asiatiques ont permis de montrer que les processus de métropolisation, notamment dans les pays du Sud-est asiatique ont été propres et adaptés à chaque pays. Cette thèse propose de questionner les récentes transformations urbaines à Pyongyang à travers l’étude de trois quartiers récemment rénovés et auxquels nous avons accès lors de nos déplacements sur place : le quartier de l’avenue Changjon, le quartier de l’avenue des Scientifiques du futur et enfin le quartier de l’avenue Ryomyong. Nous proposons de déterminer si les phénomènes observés à Pyongyang sont semblables à ceux observés dans d’autres villes asiatiques et comment les transformations urbaines s’articulent avec la production de la ville et le choix des acteurs de la ville : les politiques urbaines, les architectes, les urbanistes etc. Cette recherche vise également à savoir si ces transformations urbaines sont accompagnées par un changement du tissu socio-économique et comment les habitudes des populations dans ces quartiers sont affectées. Une étude préliminaire menée lors de notre recherche de master sur les parcs de loisirs et les pratiques de loisirs à Pyongyang nous a permis de voir que l’organisation même des nouveaux quartiers de Pyongyang était différente de ceux construits précédemment. Nous avons notamment pu établir une typologie des différents commerces et services présents au sein des trois nouveaux quartiers de Pyongyang, permettant de constater leur forte densité. Ces phénomènes laissent penser que dans une ville socialiste et planifiée telle que Pyongyang, les transformations morphologiques ne sont pas les seuls signes d’une ville en transition. En étudiant le cas de Pyongyang, cette recherche tend à repenser la place des pays asiatiques peu étudiés comme la Corée du Nord en analysant le processus de métropolisation en contexte autoritaire tout en apportant une dimension ethnographique grâce à un accès sur le terrain privilégié. Pour répondre à nos différentes interrogations, nous envisageons un premier axe de recherche qui s’intéresse aux transformations morphologiques dans les trois quartiers récemment rénovés de Pyongyang et un second axe qui se concentre sur les pratiques de l’espace urbain par les habitants dans ces quartiers. Cette recherche fait appel à la méthodologie qualitative qui nous permet de mettre en évidence la complexité et la diversité des phénomènes sociaux que nous allons étudier à travers l’analyse du vécu des acteurs. Il est notamment prévu que nous rencontrions des architectes et professeurs nord-coréens que nous avons rencontrés lors de nos précédents voyages et que nous menions des entretiens avec ces derniers pour questionner la production de l’espace à Pyongyang. Une analyse du discours politique quant à la production et la promotion de ces trois quartiers pourra être faite en nous appuyant sur la presse nord-coréenne disponible en ligne. Sur le terrain, nous pourrons collecter des revues spécialisées sur l’architecture et l’urbanisme produits par des urbanistes et architectes nord-coréens comme la revue (조선건축, chosŏn'gŏnch'uk) dans laquelle on trouve de précieuses informations sur la fabrique de la ville et ses transformations morphologiques. Nous utiliserons aussi très largement la photographie pour témoigner des récents bouleversements architecturaux. L’aspect fonctionnel des quartiers sera également discuté. Nous serons en mesure de faire apparaître les différentes logiques d’implantation des quartiers dans la ville grâce un travail cartographique débuté en master que nous avons effectué avec les données libres en ligne d’Open Street Map, puis que nous avons mises à jour à l’aide de l’imagerie satellite et de nos visites sur le terrain. Avec cette même méthode et à l’aide de photographies, nous procéderons à l’inventaire des différents commerces et services présents dans ces quartiers rénovés puisqu’une analyse préliminaire menée en master laisse penser que le caractère commercial des quartiers est devenu plus important par rapport aux précédents quartiers d’habitation de Pyongyang. Un nombre important de sources primaires sera mobilisé, principalement en coréen. En ligne, nous pourrons accéder aux différents sites officiels nord-coréens qui relaient la presse écrite, les journaux télévisés ou encore les magazines d’actualités. Ces sources, bien qu’importantes, qui émanent du régime autoritaire ne seront pas utilisées sans être recoupées avec d’autres sources, notamment secondaires. Le second axe, qui questionne les conséquences des transformations urbaines sur les pratiques de l’urbain par les habitants des quartiers rénovés, s’appuie principalement sur l’expérience de terrain. Dans la mesure où mener des entretiens avec les citoyens nord-coréens n’est pas possible en raison des trop nombreuses restrictions sur place, nous privilégierons donc l’observation participante puisque cette méthode nous permet de collecter un nombre de données considérables. Les habitudes des habitants des quartiers pourront être observées et questionnées grâce au temps que nous passerons sur place en arpentant les quartiers aux côtés d’étudiants nord-coréens de manière quotidienne. Les conversations informelles seront donc précieuses et largement valables dans le cadre d’un tel projet ; comme cela fut le cas dans notre travail de master sur les parcs de loisirs à Pyongyang où nous avons pu décrire avec précision les 17 parcs de loisirs de la ville et les pratiques qu’on pouvait observer dans ces derniers, grâce à nos visites sur le terrain et les photos que nous avions prises. Cette méthode nous permet de dresser le portrait de la vie quotidienne au sein des quartiers rénovés de Pyongyang et vise à étudier la capitale et plus largement la Corée du Nord autrement qu’à travers les questions sur le nucléaire et les tensions géopolitiques régionales.