Thèse en cours

De l'aerarium populi Romani au fiscus Caesaris Une histoire politique de l'appropriation des finances de la République romaine par les Julio-Claudiens (31 av. J.-C. – 68 ap. J.-C.)

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Auteur / Autrice : Jean-Christophe Sattler
Direction : Frédéric Hurlet
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Histoire et archéologie des mondes anciens
Date : Inscription en doctorat le 24/10/2019
Etablissement(s) : Paris 10
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Milieux, cultures et sociétés du passé et du présent
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Archéologies et Sciences de l'Antiquité

Mots clés

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Résumé

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La question des liens entre richesse et pouvoir se pose de façon spécifique dans toute société – une réalité à laquelle les Romains n'ont pas échappé. Il est ainsi bien connu qu'outre le fondement idéologique de leur primauté, les aristocrates à la tête de l'État sous la République étaient pourvus de ressources financières - en biens et en espèces - qui étaient officiellement évaluées lors des opérations du cens et qui leur servaient à se rendre visibles dans la société et à mobiliser des hommes et des moyens pour faire de la politique ; de la même manière, à un niveau plus global, l'État romain avait un trésor qui augmenta à mesure que la conquête progressait et dont les modalités de fonctionnement font encore l'objet de recherches. Dans le prolongement de ces interrogations, il vaut la peine de s'interroger sur le poids de la richesse et ses conséquences politiques sur le processus qui fit d'Auguste le princeps, premier homme de la res publica. Dans ce processus, les frontières entre la richesse du prince et celles de l'antique république connurent un effacement progressif. C'est ce dont témoigne Dion Cassius qui, au livre LIII, paraît incapable de déterminer si les dépenses engagées par Auguste pour l'année 27 av. J.-C sont issues des fonds impériaux ou du trésor public. Qu'on en juge : « Je ne suis pas capable de distinguer les deux caisses […] Que les souverains aient utilisé l'argent public ou qu'ils aient donné de leurs propres fonds […] le peuple et l'empereur font un usage commun des uns commedes autres ». Avant d'aller plus loin, il convient de définir précisément les différentes caisses existantes au début du Haut- Empire. On en distingue trois : 1/ Le patrimonium : il s'agit de la caisse personnelle des empereurs. Il est alimenté par les revenus des domaines de l'empereur, par les butins réalisés en temps de guerre, par les multiples héritages dont l'empereur bénéficiait … Dans la mesure où il renvoie aux biens appartenant à l'empereur, il sera exclu de mon étude. 2/ L'aerarium populi Romani, qui prend sous Claude le nom d'aerarium Saturni. Il s'agit des finances traditionnelles de la République. Sous l'Empire, il est alimenté par les revenus fiscaux des provinces sénatoriales. Il s'enrichit en 6 ap. J.-C. d'une nouvelle caisse, l'aerarium militare, destinée à financer la solde des légions. 3/ Le fiscus Caesaris : créé au début de l'ère impériale, il est alimenté par les revenus fiscaux des provinces impériales. Il accapare peu à peu les revenus de l'aerarium, bien que la chronologie du passage des revenus d'une caisse à l'autre soit imparfaitement connue. Il se développe sous Auguste sans qu'on ait une preuve de son existence formelle avant le principat de Claude. I. La question du fiscus et de l'aerarium dans l'historiographie L'aveu d'un sénateur romain tel que Dion Cassius permet de souligner que, dès l'Antiquité, la question des interactions entre les différentes caisses impériales se posait. Le statut juridique du fiscus a été, depuis le XIXe siècle, au coeur d'intenses débats historiographiques2. Mommsen soutenait que le fiscus était une caisse privée. Otto Hirschfeld pour sa part défendait l'idée que le fiscus était, comme l'aerarium, une caisse publique. Elle était toutefois administrée et possédée par le princeps, et était en conséquence à part : O. Hirschfeld proposait de l'assimiler à des « biens privés de la couronne ». Le débat rebondit après-guerre, notamment dans le monde anglo-saxon, lorsque des savants se saisirent de la question (Millar, 1963 ; Brunt, 1966). Il n'est, à ce jour, pas tranché. Paul Veyne a ainsi montré que le bel ordonnancement caisse publique / caisse privée / biens de la couronne est anachronique et a avant tout une incomparable vertu aux yeux des Modernes : l'intelligibilité. Le fonctionnement administratif des finances romaines a également donné lieu à plusieurs études. L'évolution de l'aerarium sous le Haut Empire a été l'objet d'une vaste synthèse menée par Mireille Corbier, dans laquelle elle a montré que les empereurs réorganisèrent l'administration de l'aerarium pour mieux en prendre le contrôle. Le fonctionnement du fiscus Caesaris a été étudié plus récemment par Michael Alpers et par Elio Lo Cascio. Ce dernier a notamment prouvé que la confusion visible dans les sources antiques entre recettes fiscales et recettes patrimoniales s'explique en partie par le fait que les personnels en charge de ces différentes caisses étaient en réalité les mêmes, et ce à tous les niveaux de l'administration4. Enfin, les finances du Prince sont au coeur de nombreuses recherches. Marco Maiuro a étudié le patrimoine impérial en Italie. Alberto Dalla Rosa est en train de compléter ce travail en menant à l'échelle de l‘Empire une étude sur l'évolution du patrimonium dans le cadre d'un projet ERC-Starting Grant (Ier-IIIe siècles). Au vu de ces éléments, mon travail sera organisé autour de trois axes de recherche : 1/ Un état de la question sur le fiscus Caesaris paraît nécessaire. Ce sera l'un de mes objectifs de la première année de recherche. 2/ L'historiographie est aujourd'hui marquée par un regain d'intérêt pour les questions tournant autour de la place de la richesse dans les jeux de pouvoir sous le Haut Empire. Si l'étude du patrimonium est en cours, celle du fiscus Caesaris est encore à réaliser. 3/ Si les interactions entre aerarium et fiscus ont été largement étudiées sur les plans juridiques, financiers et administratifs, il semble qu'une recherche politique soit possible, notamment autour du passage des finances publiques à des finances privées. Cette recherche s'inscrirait dans l'une des tendances actuelles de l'historiographie qui s'intéresse aux processus de légitimation du pouvoir impérial et à la politische Kultur (K.-J. Hölkeskamp) qui se déploie à l'occasion de la mise en place du nouveau régime. II. Les enjeux de la recherche Je me propose d'étudier « l'appropriation » des revenus publics de l'aerarium par les empereurs romains. Par « appropriation », j'entends l'ensemble des processus par lequel le prince prit le contrôle des finances de la République en versant progressivement les recettes l'aerarium dans le fiscus Caesaris. Concrètement, le prince surimposa le fiscus à l'aerarium en centralisant les différentes caisses au sein de ses services. À terme ses finances se confondirent avec celles du peuple romain. Cette dynamique marque donc l'affaiblissement du Sénat au profit du Princeps et la prédominance que ce dernier acquiert au sein de l'appareil d'État romain. En étudiant le passage de l'aerarium au fiscus, je souhaite ainsi réfléchir à la manière dont la République se transforma en une monarchie qui refusait de dire son nom. L'une des hypothèses que je souhaite vérifier est que, pour légitimer leur pouvoir naissant, les princes julio-claudiens dépassèrent la simple appropriation des ressources de la Res Publica : ils privatisèrent ces dernières. La notion de privatisation est moderne et doit être considérée avec précaution. De fait, si le mot de privatisation n'existe pas dans les sources, les termes de « priuatus » et de « publicus » sont bien attestés à l'époque romaine. Ils ont toutefois une signification singulière : est publicus tout ce qui relève de la chose publique, tout ce qui appartient au populus et priuatus ce qui relève des fins particulières du Prince. Le fiscus se situe entre ces deux bornes, puisque s'il est possédé et contrôlé par l'empereur, ses dépenses visent exclusivement le peuple romain. À bien des égards la frontière entre le public et le privé était poreuse. Interroger les limites de cette frontière et la manière dont les princes mirent en scène leur usage des fonds publics à travers une étude lexicale portant sur les termes priuatus et publicus sera ainsi l'un des objets de mon étude. Étudier le processus d'appropriation dans une optique politique suppose enfin de réfléchir à la manière dont les empereurs ont créé une nouvelle caisse, et à la rhétorique qu'ils ont déployée. L'historiographie insiste sur le fait qu'Auguste et ses successeurs prétendirent restaurer la res publica, et avec elle les usages anciens : de récents colloques insistent sur la notion de res publica restituta. Ce faisant, les empereurs rompaient ostensiblement avec les désordres des guerres civiles et se posaient en garants du retour de la paix et de l'ordre. Derrière ce discours, Auguste reprit à son compte un ensemble d'innovations effectuées par les imperatores lors de la longue crise que la République connut à la fin du IIe et au Ier siècles av. J.-C.6. Dans ce cadre, la création du fiscus présente un caractère singulier. Il s'agit en effet de l'une des rares institutions, sinon la seule, qui paraisse avoir été créée ex nihilo et qui présente peu d'antécédent républicain évident7. L'objet de mon étude sera ainsi d'analyser les pratiques des imperatores et des magistrats de la République tardive afin de de déterminer, si le fiscus constitue une rupture par rapport aux modèles tardo-républicains ou si, au contraire, Auguste et ses successeurs mobilisèrent les exemples du passé. Mon hypothèse est que, comme dans les autres domaines, les Julio-Claudiens doivent avoir repris des modèles et mécanismes existants. Il s'agira donc de voir dans quelle mesure ces exemples ont été repris et/ou transformés afin de répondre aux attentes de l'époque et au programme de restauration de la res publica. Mon travail s'intéresse à la mise en place du fiscus sous l'ensemble des Julio-Claudiens. Il commencera donc en 31 av. J.-C., lorsqu'Octavien vainc Marc-Antoine à Actium et s'impose seul à la tête du monde romain. Il s'étendra jusqu'à 68 ap. J.-C., date du suicide de Néron. Il couvrira en conséquence les règnes d'Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron. Étudier l'ensemble des Julio-Claudiens paraît cohérent, dans la mesure où le fiscus fait son apparition sous Auguste, mais n'est institutionnalisé formellement que sous Claude. III. Méthodologie du travail de recherche En réfléchissant à ce sujet, nous avons établi avec Jérôme France et Frédéric Hurlet qu'il faudrait en priorité se plonger dans les sources littéraires, sans en exclure aucune. Je compte également mobiliser des sources épigraphiques, notamment en référençant les inscriptions (tables de bronze, dédicaces, épitaphes…) mentionnant les différentes caisses qui permettent de couvrir les dépenses faites à l'intention du populus. Une partie importante de mon travail consistera en une approche lexicale. Celle ci sera permise par la constitution d'un corpus fondé sur les sources littéraire et épigraphiques. Je souhaite répertorier les occurrences renvoyant aux finances de l'empereur : fiscus et aerarium, mais également priuatus et publicus, afin d'étudier l'usage de ces termes, ainsi que leur évolution. Pour le seul mot fiscus, P.A. Brunt a montré qu'il en existait au moins quatre définitions9. Étudier la manière dont un sens est privilégié au détriment d'un autre devrait me permettre de mettre en lumière des dynamiques de renforcement du pouvoir des empereurs. Le passage par les textes grecs sera également nécessaire. Hugh J. Mason a répertorié pas moins de cinq termes pour traduire fiscus en grec. Là encore, je serai attentif aux évolutions dans l'usage des termes et dans le choix des mots. Cette analyse me permettra de réfléchir à la manière dont des auteurs non-latins, mais familiers des institutions romaines, et forts d'un référent monarchique percevaient le fonctionnement du pouvoir à Rome. Le référencement et l'étude diachronique des termes de priuatus et publicum devraient pour leur part me permettre d'interroger les notions de privé et de public dans le monde romain et afin de réfléchir aux modalités des processus par lesquels le nouveau pouvoir impérial chercha à se légitimer. En analysant ces mêmes sources littéraires et épigraphiques, je m'efforcerai ensuite d'analyser les pratiques financières des magistrats et des imperatores de la période républicaine. Il s'agira ici de voir quelles étaient les pratiques républicaines, quelles ont été les innovations de la république tardive, et comment Auguste et ses successeurs ont pu s'inspirer de ces pratiques en «créant » le fiscus Caesaris. Je porterai une attention particulière aux cités de l'empire, en cherchant notamment la trace de magistrats qui auraient privatisé les ressources de leurs cités. Il s'agirait ainsi de souligner que la mise en place de l'empire, loin de constituer une rupture radicale, se fit par touches successives et prudentes. Les sources numismatiques viendront en appoint de ce travail. Si je n'ai trouvé qu'une unique référence du terme aerarium sur l'ensemble du monnayage julio-claudien, j'ai rencontré Arnaud Suspène qui m'a indiqué qu'il reste possible de repérer et d'analyser des allusions aux gestes impériaux en matière fiscale – c'est donc ce travail que je me propose de faire.