Thèse en cours

Symptôme et fantôme ou la poétique de l'invisible dans l'oeuvre d'Antonio Tabucchi
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Auteur / Autrice : Malgorzata Kobialka
Direction : Christophe Mileschi
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Langues, littératures et civilisations romanes : Italien
Date : Inscription en doctorat le 25/11/2019
Etablissement(s) : Paris 10
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale Lettres, langues, spectacles
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Études romanes (Nanterre)

Résumé

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Depuis la nuit des temps, la vie des sociétés anciennes s'articulait d'une manière circulaire suivant les saisons : le temps de semer, le temps de récolter mais aussi le temps des rituels qui s'inscrivaient dans une sorte de dimension sacré de l'existence avec une certaine "temporalité de l'esprit" perceptible. Dans son ouvrage La parole baroque, Eugène Green remarque que « si l'on accepte que le sacré est la présence d'une force ou d'une énergie spirituelle, on peut dire que jusqu'à la fin de la Renaissance, il n'y avait aucun domaine dont le sacré était exclu, tandis qu'à partir de l'époque dite des lumières, le sacré n'existe plus que comme secret, comme folie, voire comme vice (…) sauf dans les survivances reléguées à la vie populaire. » Il ne s'agit pas ici de la perception du sacré au sens religieux mais dans sa présence viscérale et ancestrale inhérente à la vie : essentielle, immanente, intrinsèque, indissociable et inséparable qui s'exprime dans chaque respiration de la terre immémoriale. Dans l'écriture d'Antonio Tabucchi nous retrouvons cette respiration ancestrale ou la présence de l'esprit. Son écriture profondément ancrée dans la pensée philosophique et le souci politique prend souvent forme d'une quête mystique qui peut sembler insensée au premier coup d'œil mais qui cache un double fond, un revers. Marquée par une certaine dose de ce qu'on appelle "le réalisme magique", l'écriture tabucchienne met en lumière ce que notre culture actuelle essaie de dissimuler : l'intuition, le rêve, la fragilité, l'incertitude, l'invisible. L'auteur, telle une caisse de résonance, se rend disponible à l'accueil de l'invisible, à ce qui vient de la nuit, et tel un rhapsode se met à l'écoute, tisse, rajuste et compose afin d'en faire une œuvre d'art. Cette œuvre orphique, qui implique un travail en creux, creuse les espaces limites et tisse les seuils de l'hospitalité à l'autre. Jacques Derrida demande: « Que serait une hospitalité qui ne serait pas prête à s'offrir au mort, au revenant ? […] Il n'y a pas d'hospitalité sans mémoire. » Paradoxalement, accueillir l'autre, l'invisible, le mort, le revenant est à la source de la vitalité, et la littérature, un lieu de l'hospitalité par excellence. Cette approche, cette conscience et cette pensée caractérisent par ailleurs les plus grands écrivains et philosophes des époques anciennes jusqu'à nos jours. Dans ses écrits C.G. Jung recommandait à ses élèves et disciples d'écrire leurs pensées, leurs émotions et leurs sensations dans un livre joliment relié. Il leur conseillait de pratiquer la méditation et la visualisation pour libérer leurs pouvoirs, et une fois ces choses libérées, elles deviendraient leur « cathédrale » soit l'endroit silencieux où l'esprit peut s'actualiser. À l'aide d'une plume ou d'un pinceau on crée donc une œuvre qui devient en même temps le siège de l'âme. Cela peut apparaître sous forme d'une œuvre ou d'un mandala dont la contemplation procure le sentiment d'un ordre et d'un sens de la vie ainsi que la transformation de la conscience personnelle en conscience universelle donc un instrument d'évolution. Cette transformation de la conscience qui apparaît souvent chez les romantiques ainsi que le motif d'un mandala est perceptible dans certains de ses écrits et officiellement nommé dans "Per Isabel. Un mandala". Dans "Le livre rouge", dans son dialogue avec l'âme, Jung écrit : « Mon âme, où es-tu ? M'entends-tu ? Je parle, je t'appelle es-tu là ? Je suis revenu, je suis rentré – J'ai secoué de mes pieds la poussière de tous les pays et je suis venu à toi, je suis avec toi ; après de si longues années de longue marche je suis à nouveau venu vers toi. (…) Je reviens, calciné et purifié. Me reconnais-tu ? » Tel un Ulysse qui revient à sa Pénélope (prénom qui signifie trame, tissu, toile mais aussi oie sauvage), Jung revient à son âme et les personnages tabucchiens qui sont souvent en quête métaphysique cherchent soit un autre soi-même, soit d'une certaine Isabel soit ces femmes qu'ils ont perdues il y a longtemps et qu'ils essaient de retrouver, ou peut-être, à l'exemple de Jung, elles symbolisent leurs âmes perdues (anima) qu'ils recherchent sur le tard… notamment dans "Si sta facendo sempre più tardi". Dans ce mémoire, nous nous permettrons d'explorer à notre manière et de notre perspective l'œuvre-mandala-cathédrale tabucchienne avec ses aspects lumineux et sombres, clairs et obscurs, angéliques et démoniaques, sacrés et profanes, matériels et spirituels. Dans son livre "Soigner les morts pour guérir les vivants", Magali Molinié retrace l'histoire des rapports entre les morts et les vivants dans notre culture : à commencer par les pratiques païennes, puis au Moyen Age, quand les cimetières étaient les lieux de sociabilité où l'on organisait des foires foraines. Selon l'auteure, au début, « les morts avaient été l'un des moyens utilisés par l'Église pour christianiser les institutions sociales » et celles-ci ont contribué à la modification des relations entre les morts et les vivants. Au XIX ͤ siècle « la médicalisation de la mort devient un point central du processus de la laïcisation de la société. […] Le mouvement hygiéniste […] s'empare des morts au nom de la lutte pour le progrès et contre l'obscurantisme. » Ce sujet semble avoir une grande importance Dans l'œuvre d'Antonio Tabucchi. Plusieurs récits en forme d'une quête métaphysique ont dans le fond cet aspect de "rappel à la mémoire", de "réconciliation" avec quelqu'un, souvent un mort face à qui les personnages ont une vague sensation de l'"inaccompli" car quelque chose n'a pas été exprimé ou clarifié. Il ne s'agit pas des rituels religieux mais plutôt de petits rites personnels soulignant le lien personnel avec l'absent. Dans son univers, cette conversion des morts en êtres sociaux dont parle Magali Molinié, suspendue pendant longtemps, est de nouveau relancée. Molinié remarque aussi que la permanence des « échanges symboliques » entre les morts et les vivants amène des événements positifs dans la vie de ces derniers comme un mieux-être, le déblocage d'un conflit, la libération d'une culpabilité etc. ce que nous retrouvons aussi dans l'écriture d'Antonio Tabucchi. Ces motifs sont présents dans différents rites ancestraux notamment dans les rituels du Sud d'Italie décrits par Ernesto di Martino ou dans les rites slaves des Aïeux présents dans le drame d'Adam Mickiewicz. Nous reviendrons donc vers ces rituels et nous les approfondirons. Dans "L'homme et ses symboles",Jung écrit que l'homme moderne ne comprend pas à quel point son "rationalisme" qui a détruit sa faculté de réagir à des symboles et à des idées numineux, l'a mis à la merci du monde psychique souterrain. Il s'est libéré de la "superstition" (du moins il le croit) mais ce faisant, il a perdu ses valeurs spirituelles à un degré alarmant. Ses traditions morales et spirituelles se sont désintégrées, et il paie cet effondrement d'un désarroi et d'une dissociation qui sévissent dans le monde entier. Antonio Tabucchi est conscient de cet « effondrement » et dans son écriture il essaie d'en alarmer ses lecteurs. Dans ses conférences Boris Cyrulnik remarque que la spiritualité fait partie de la condition humaine et qu'elle fait partie aussi de la culture et que la disparition de la culture et le conformisme sont les armes les plus efficaces des régimes totalitaires. Et selon lui, la distance entre la mort culturelle et la mort physique n'est pas très grande d'où la nécessité de l'art et des récits comme facteurs de résilience car l'art a aussi un aspect thérapeutique non négligeable en remettant les humains au contact de ce qui est essentiel pour leur équilibre. Il s'agit donc selon Cyrulnik de métamorphoser l'horreur en récits, en poésies, en opéras, en œuvres d'art. Dans les thérapies modernes émergentes comme la psychogénéalogie (Anne Ancelin Schützenberger), constellations familiales (méthode que Bert Hellinger a créée après avoir passé seize ans auprès des Zoulous d'Afrique du Sud) ou encore une nouvelle discipline développée par Rita Charon aux Etats-Unis, actuellement aussi enseignée à l'université en Italie, au Portugal et depuis 2009 en France – la Médecine Narrative. Cette approche, considérée comme une révolution pédagogique qui espère à terme aboutir à une révolution du système de santé, explicite ses rapports avec la philosophie, la psychanalyse, et surtout avec la littérature ; en effet, « son originalité est d'avoir adapté à la pratique clinique des techniques utilisées par les littéraires pour analyser et produire des récits » . Le récit qui permet aux écrivains de tous les temps et notamment à Antonio Tabucchi de « diagnostiquer » et de décrire les maux qui rongent la société et de les transformer en mots trouve donc sa place dans le milieu médical et permet enfin officiellement d'établir le lien entre le fantôme ( quelque chose d'invisible mais qui fait partie de l'histoire du patient à l'origine des maux ) et le symptôme (physique ou trouble comportemental) à travers le fil conducteur du récit car le travail de la conscience pour qu'il soit visible au niveau social doit se faire d'abord au niveau individuel.