De la boue au bio : le renouveau d'une céréale en Inde du sud, entre justice spatiale, « environnementalité » et agro-écologie
Auteur / Autrice : | Julie Jacquet |
Direction : | Frederic Landy |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Géographie humaine, économique et régionale |
Date : | Inscription en doctorat le 07/11/2018 |
Etablissement(s) : | Paris 10 |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Milieux, cultures et sociétés du passé et du présent |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme, Environnement |
Mots clés
Résumé
« Nous ne sommes que des ploucs, on nous dit qu'on mange de la boue » se lamentait un paysan du Karnataka méridional en 1990, faisant allusion à la couleur des boulettes d'éleusine (ragi, finger millet) qui représentaient l'essentiel de la consommation de son village (Landy, 1994). Près de trois décennies plus tard, les magasins de la middle class indienne proposent des ragi flakes, des gâteaux ou des pâtes à base d'éleusine, dans des emballages vantant « the power of millets ». Certes, il s'agit là de produits de niche, encore limités à une classe sociale aisée ; les surfaces cultivées en éleusine (Eleusine coracana) n'augmentent pas, la production étant seulement tirée par l'essor des rendements. Mais la tendance est claire : on assiste à une spectaculaire réhabilitation de l'éleusine, et au-delà, de toutes les céréales à petits grains (millets) et autres lentilles (pulses) : des cultures qu'on qualifie pourtant couramment en Inde de coarse (frustes). On peut envisager quatre hypothèses pour expliquer ce renouveau, que le doctorat devra évaluer. 1. Le rôle des politiques publiques Blé puis riz furent les premiers bénéficiaires de la révolution verte. Pas seulement parce que des variétés améliorées furent très tôt disponibles sur le marché indien, mais aussi parce que l'Etat intervenait pour garantir des prix incitant à la modernisation des systèmes de culture. Encore aujourd'hui, l'essentiel du blé voire du riz commercialisé en Inde est acheté par l'Etat aux agriculteurs afin de soutenir les prix. Ces grains sont ensuite redistribués, subventionnés, aux ménages pauvres par le biais du Système de Distribution Publique (PDS) (Landy, 2006). Les millets furent les céréales oubliées d'une telle politique, qui refusait de choisir entre soutiens au producteur ou au consommateur, mais qui privilégiait certaines cultures et certaines régions. Leurs surfaces cultivées déclinèrent rapidement. Un virage a été pris depuis les années 2000, avec l'entrée limitée des millets, et notamment de l'éleusine, dans la machinerie du PDS, et l'encouragement de leur culture dans les centres de vulgarisation agronomique publique. D'une part, on a pris conscience des vertus nutritionnelles de ces céréales : l'éleusine est particulièrement riche en micro-nutriments (calcium, magnésium, fer, acide folique), avec un faible indice glycémique. D'autre part, on souhaite favoriser des systèmes de culture plus économes en eau que le blé et le riz, avec des espèces plus adaptées aux incertitudes des pluies sans compter l'adaptation au changement climatique. Au confluent des politiques sanitaires et agricoles, il faudra tester si cette nouvelle politique alimentaire (Timmer, 1983) correspond à ce que Agrawal (2005), reprenant Foucault, qualifie d'« environnementalité » : une auto-discipline des citoyens générée par des politiques destinées à les sensibiliser dans différents domaines de l'environnement. 2. Le rôle de la demande des consommateurs Riz blanc et blé sont en Inde considérés comme l'alimentation noble par excellence. Les boulettes d'éleusine ne se trouvaient que difficilement même dans les restaurants très populaires, alors même que chez eux les agriculteurs du Karnataka méridional en mangent à quasiment tous les repas. On en trouve désormais dans certains hôtels 5 étoiles de Bangalore. Des recettes de cuisine à base d'éleusine sont désormais publiées. Or, l'Inde connait une transition alimentaire (Poulain, 2017) qui ne suit guère le modèle mondial, en raison notamment du maintien d'un fort végétarisme (Deaton, Drèze, 2009). Malgré la progression rapide de l'obésité dans l'Inde urbaine, la redécouverte de l'éleusine ne marque-t-elle le début d'une prise de conscience en matière de régimes alimentaires ? Celle-ci pourrait provenir de trois types de savoirs très différents. D'une part, le savoir « scientifique » des bienfaits nutritionnels des millets. D'autre part, les valeurs de la médecine « traditionnelle » indienne, fondée sur l'ayurveda (Zimmermann, 1982). Enfin, le soin apporté par une grande partie de la population à la prévention des risques de « pollution » par la nourriture, qu'elle soit préparée par des castes plus basses que la sienne ou qu'elle contienne des éléments « impurs ». Notre hypothèse est que la conjonction de de ces trois perspectives pourrait réduire assez vite la montée actuelle des déséquilibres nutritionnels et des maladies chroniques en Inde. 3. Le rôle des associations et des entreprises Il s'agira de définir le paysage associatif qui encourage à la diffusion de l'éleusine, aussi bien au niveau des consommateurs que des producteurs. Il existe des mouvements paysans et des associations d'échelles régionale ou nationale (Millet Network of India), parfois liés à des institutions occidentales, mais aussi des associations plus locales : on s'intéressera notamment aux groupes de femmes, actrices souvent majeures dans la sélection et la conservation des semences. La place des entreprises privées devra être elle aussi évaluée, avec une agriculture sous contrat qui peut engendrer selon les cas un revenu garanti pour les agriculteurs comme un risque de dépendance voire d'exploitation. Une typologie des actions et des discours dominants sera construite, évaluant notamment l'importance de champs très contrastés : souci de sécurité alimentaire, approche sociale et genrée, mouvement identitaire ruraliste voire hindou, etc. Dans quelle mesure la diversité de ces institutions peut-elle être conciliée avec un développement durable de l'expansion des millets ? 4. L'intégration dans les systèmes de culture Les agriculteurs produisent de l'éleusine pour leur consommation familiale, mais aussi pour le marché quand ils en ont les moyens. Cette céréale sera considérée comme un élément parmi d'autres de systèmes de cultures complexes. Au-delà des discours dominants, une approche critique de terrain évaluera - dans quelle mesure l'éleusine est cultivée pour elle-même, ou bien demeure une simple composante des rotations, de plus souvent associée dans un même champ à d'autres cultures. - dans quelle mesure l'éleusine est cultivée selon les canons agro-écologiques (culture pluviale, variétés traditionnelles, absence d'intrants chimiques ) alors que dans bien des terroirs il s'agit d'éleusine irriguée, avec des semences améliorées et des engrais minéraux. On pourra alors évaluer l'éventuelle fragilité de l'essor de l'éleusine au sein des systèmes de culture, mais aussi des systèmes d'activités (Cochet, 2011) qui prennent en compte les revenus non agricoles. La forte émigration rurale, en particulier, peut jouer un rôle ambigu : réduisant la main d'uvre disponible, elle peut encourager à l'abandon de bien des cultures, y compris de l'éleusine ; mais à l'inverse, elle peut favoriser cette céréale moins gourmande en travail que le riz ; et d'une façon générale l'épargne produite par l'émigration peut être réinvestie dans l'agriculture. Au final, l'entrée par la seule éleusine permettra de dérouler des fils dans de multiples domaines. - Justice sociale et spatiale tout d'abord : le renouveau de l'éleusine signe-t-il la montée en puissance des terroirs non irrigués, délaissés jusque-là par la révolution verte ? Le paysannat pauvre, qui n'a pas les moyens d'irriguer, peut-il y trouver un complément de revenu ? Assiste-t-on donc à une triple revanche, des terroirs oubliés, des semences méprisées, de paysans dominés ? Ou bien l'éleusine se se développe-t-elle plutôt dans les campagnes irriguées, par canal ou par forage, déjà avantagées par les systèmes socio-techniques conventionnels ? - Cette approche critique s'inscrit donc dans un questionnement qu'on pourrait qualifier de political ecology (Robbins, 2012) si du moins on faisait comme si toute géographie rigoureuse n'était pas political ecology sans le savoir (Arnaud de Sartre, 2014), attachée aux relations de pouvoir entre acteurs et aux effets socialement différenciés des processus et des politiques. - Cette recherche pourra nourrir enfin les questionnements envisageant la technologie comme une « science humaine » (Haudricourt, 1987). Les technologies agricoles seront donc considérées à l'interface entre mondialisation, politiques et société (Scoones, 2006). Si la révolution verte a jamais été moderne (Latour, 1991), l'essor de l'éleusine est-elle le signe d'une postmodernité conquérante, ou plus simplement l'indice de « l'émergence » de l'Inde, de ses classes sociales aisées et d'une entrée de plain-pied dans la mondialisation culturelle (Tawa Lama-Rewal, 2013) ?