Le corps à la croisée de physis, polis, et theos dans le théâtre de Shakespeare
Auteur / Autrice : | Yann Garcette |
Direction : | Anny Crunelle Vanrigh |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes |
Date : | Inscription en doctorat le 25/11/2013 |
Etablissement(s) : | Paris 10 |
Ecole(s) doctorale(s) : | École doctorale Lettres, langues, spectacles (Nanterre, Hauts-de-Seine ; 2000-....) |
Partenaire(s) de recherche : | Laboratoire : Centre de Recherches Anglophones (2008-.... ; Nanterre) |
Mots clés
Résumé
Le sujet de ma thèse est : « Le corps à la croisée de physis, polis et theos dans l'oeuvre dramatique de Shakespeare » Il s'agit de traiter dans ce travail la manière particulière dont Shakespeare traduit dans le dialogue et dans l'intrigue de ses pièces le nud à triple boucle qui lie, au lieu même du corps, la dimension physique, la dimension politique et la dimension théologique. Ma réflexion porte donc sur la dramatisation shakespearienne du corps théorisé comme le point de rencontre entre diverses dyades telles que, par exemple, celles qui confrontent le sensible et l'intelligible, la matière et la forme, la chose et l'idée, le fait et la fiction, la preuve et la vérité, la copie et le modèle, le terrestre et le céleste, l'animal et Dieu. Voilà déroulé succinctement et rapidement le sommaire d'un programme d'une richesse admirable mais vaste, sûrement inépuisable. Cependant, on constate rapidement sous la diversité des termes dans lesquels sont formulées ces oppositions, un rapport d'analogie entre elles et un principe dynamique commun qui permettent de rabattre ces oppositions les unes sur les autres pour les appréhender globalement à partir d'une synthèse qui s'énoncerait comme le rapport ambivalent entre trois notions polysémique au lieu du corps des personnages, notamment selon une logique de la signification, partant de l'interprétation. Le corps considéré dans sa seule dimension naturelle devient le signifiant, ou la copie sensible, matérielle, réelle, terrestre, qui atteste la vérité d'un signifié ou modèle intelligible, formel, idéal, céleste, qui est le corps envisagé cette fois dans sa dimension soit politique soit théologique. En clair, c'est en ce qu'il est considéré comme signe que le corps peut fonctionner comme la charnière où s'articulent toutes les propriétés attribuées au fait naturel avec toutes les propriétés qui leur sont diamétralement opposées et qu'on attribue au fait politique et/ou théologique. Ma recherche porte sur cette sémiose particulière, sur les conditions qui la rendent possible, sur les arguments qui la légitiment et la rationalisent, sur les formes qu'elle peut prendre, sur les enjeux qu'on lui confère. La signification qui relie les trois natures du corps s'interprète, a minima, en un rapport qui peut être soit iconique soit métaphorique. Dans l'un et l'autre cas, il est question de ressemblance : la ressemblance est le signe qui manifeste la légitimité théologico-politique du corps naturel et la légitimité naturelle du corps théologico-politique. Néanmoins, en ce que la ressemblance est à la fois similitude et imitation, elle ne fait que paraître résoudre les contradictions insurmontables qui opposent les trois capacités du corps. Si l'on pose que pour être justement politisé et/ou sacralisé, un corps naturel doit présenter le plus possible de propriétés généralement admises comme définissant une exceptionnalité supranaturelle, il faut préalablement avoir dessiné les traits et les contours de cette exceptionnalité physique: pour se sublimer au-delà de la nature, commune à tous, le corps doit approcher une perfection qu'il convient de comprendre dans les termes de l'épistémè contemporaine. C'est à ce stade qu'intervient la culture. Le corps théologico-politique est imaginé selon un canon que l'époque imagine comme celui de la perfection. Ainsi, un corps masculin, fort, sain, beau, grand, d'âge mûr, intègre, possède les caractéristiques favorables à l'honneur politique et l'élévation théologique. Le premier modèle de cet idéal humain dans une culture chrétienne est le Christ. En tant qu'il est imago Dei, le Christ, d'avant la défiguration de la Passion, manifeste la perfection corporelle et, de ce fait, la parfaite congruence dans le corps de deux natures normalement opposées, une nature humaine (naturelle, donc) et une nature divine (supranaturelle). Tout ce qui s'éloigne de cette image prototypique, a peu de chances de se sublimer au-delà de sa condition simplement naturelle. Mon travail s'intéresse donc à la manière dont Shakespeare traduit dramatiquement, dans le spectacle, l'intrigue et les dialogues de ses pièces, la dialectique du semblant et du dissemblant, du même et de l'autre qui est à l'uvre dans le rapport entre corps naturel, corps politique, corps théologique. Un des plus grands intérêts de la translation dramatique de ce fantasme de perfection est la transformation qu'elle opère dans la notion de signe. Les tenants du pouvoir politique avaient tout intérêt à poser avec insistance la nécessité du rapport de signification entre les trois qualités du corps. Pour eux, le corps naturel signifiait nécessairement, pleinement, la vérité de sa capacité théologico-politique une vérité, dès lors, incontestable. En basculant l'objectivisme de la signification politique dans le subjectivisme de l'interprétation dramatique, le signe nécessaire, plein, de la mystique politique devient le signe arbitraire, creux de l'illusion théâtrale et de l'hérésie politique. Une fois le signe politique dramatisé, la vérité qui le sature est remplacée par le doute et le signe devient masque, costume, maquillage, en un mot une vanité recouvrant le vide. Ainsi le lien sémiologique qui dans la théorie unit inextricablement le corps naturel et le corps théologico-politique ne cesse d'être dangereusement interrogé dans sa validité par la dramaturgie Shakespearienne. Mon travail consiste à exposer les formes que prend cette interrogation. On aura reconnu dans mon approche théorique l'influence des travaux d'Ernst Kantorowicz, publiés dans son ouvrage The King's Two Bodies. A study on medieval political theology publié en 1957. Ma démarche est de retravailler ce qu'il est convenu d'appeler, depuis lors, la « théorie des deux corps du roi ». J'entends continuer, développer et enrichir les réflexions de Kantorowicz en poursuivant dans une voie que le choix de son point de vue d'historien sur la question ne lui permettait que d'ouvrir, c'est-à-dire l'analyse littéraire des uvres de William Shakespeare à travers le prisme de cette théorie. Le seul chapitre où Kantorowicz y consacre ses efforts est centré uniquement sur Richard II. J'ai pris le parti de montrer que le concept d'un individu doté d'un corps à capacités naturelle, politique et théologique, a eu une influence beaucoup plus grande que ça sur l'imaginaire artistique de Shakespeare. Bien sûr, la critique littéraire shakespearienne s'est assez rapidement emparée d'un sujet aussi prometteur mais elle l'a, jusqu'à présent, traité de façon parcellaire à l'occasion d'un article ou au détour d'un chapitre dans un livre sur un sujet connexe. A ma connaissance, il n'y a eu qu'une seule tentative d'examiner ce sujet à partir du canon shakespearien de façon systématique, à la fois dans ses détails et dans sa globalité. Il s'agit de la thèse d'Albert Rolls, publiée en 2000 dans la série des Studies in Renaissance Literature (volume 19) et dont le titre est The Theory of the King's Two Bodies in the Age of Shakespeare. Cette monographie a deux intérêts : Le premier est d'être aux ¾ ratée : l'auteur, au moment où il passe à l'analyse textuelle de certaines pièces, s'est très vite perdu dans des détails sans pertinence et est passé à côté des points bien plus essentiels. Le second intérêt est que l'auteur a montré que contrairement à ce que suggère le singulier dans l'expression « LA théorie des deux corps du roi », il y a en fait plusieurs théories qui se croisent les unes les autres et un travail d'analyse rigoureux doit en rendre en compte. Qui plus est, depuis Kantorowicz, il a semblé facile de parler d'un corps théologico-politique par contraste avec un corps naturel. Certes, ce point de vue reprend les termes et la logique qu'a développé la science juridico-politique du Moyen-Âge jusqu'au seuil de l'époque moderne. Mais, cette science juridico-politique n'était pas neutre idéologiquement: elle défendait un parti-pris au service de la domination de la masse des sujets. Shakespeare, n'ayant jamais été dupe des jeux et enjeux du pouvoir, s'est attaché à remettre en cause, d'une part, le trait d'union qui forme le terme composite ''théologico-politique'' que la critique utilise comme une expression allant de soi (preuve de la réussite de la propagande médiévale); et, d'autre part, a problématiser la pseudo-congruence entre théologique et politique en proposant de la concurrencer par l'alliance physico-théologique. L'objectif de ma recherche est donc de proposer une étude qui soit (1) une approche littéraire d'une idée avant tout politique en m'attachant à analyser la façon dont Shakespeare s'en sert pour construire ses personnages, structurer ses intrigues, fleurir ses dialogues. L'objectif de ma recherche est également de proposer une étude qui soit globale, cohérente, systématique et transversale. En somme, une étude qui propose un nouveau prisme à travers lequel la lecture des pièces décèle des richesses restées enfouies. L'objectif de ma recherche est enfin de ne plus se limiter au point de vue impliqué par la théorie des deux corps du roi : dans le théâtre de Shakespeare, un bâtard peut avoir un corps qui n'est pas simplement naturel, mais aussi politique, sinon théologique. Aussi, un roi peut-il acquérir une dimension théologique si et seulement si il se dépouille de sa dignité politique. Il y a quatre parties à ma thèse : 1. La première commence au point zéro avec le bâtard Edmond, corps nu ambitionnant de se couvrir des apparats de la royauté sacrée. Sa tirade d'entrée nous servira à développer les grandes problématiques à partir du texte shakespearien. 2. La famille, plus étroitement le lignage où la relation physis, polis, theos se spécifie en un rapport entre hérédité et héritage par le biais d'une conception physio-théologico-politique du sang. Formant une maison de noblesse, le groupe de parenté s'articule à la manière d'un grand corps dont la nature est à la fois généalogique (naturelle), dynastique (politique) et mythique (théologique). 3. La nation : il s'agit ici de s'intéresser au groupe social comme un corps : cet agrégat politique de corps naturels, dont la cohésion dépend d'un juste équilibre entre l'indistinction fraternelle (communauté naturelle) et la distinction hiérarchique (communauté politique) justifiée par une analogie à l'ordre voulu par Dieu. Entre état de nature et état politique: la question est de savoir où le groupe social trouve-t-il les meilleures conditions de sa conformité avec la volonté divine et la voie dictée par la providence. A travers la mise en scène des conflits entre les figures d'autorité et le petit peuple, ou bien par le biais d'un personnage étranger par sa race ou sa religion, Shakespeare met au jour les problèmes que cherche a dissimuler la conception organiciste des instances du pouvoir en place. 4. Le roi : il est la figure qui se situe au point de rencontre entre les deux axes dont nous aurons parlés : l'axe paradigmantique de la succession des générations qui forme le grand corps physio-théologico-politique du lignage et l'axe syntagmatique de la communauté sociale qui forme le grand corps physio-politico-théologique de la nation. Son corps naturel est le plus politisé et le plus sacralisé de tous. En représentant des rois difformes, séniles, fous, malades, mourants, bref des rois aux extrémités de la nature humaine, Shakespeare présente un corps théologico-politique qui ne serait qu'un beau vêtement dissimulant la pourriture du corps naturel. Ce sera Lear, versant d'Edmond avec qui nous auront entrepris cette recherche, qui clôturera la thèse.