Thèse en cours

La supplétivité en droit du travail

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Auteur / Autrice : Martial Cordelier
Direction : Elsa PeskineCyril Wolmark
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Droit privé et sciences criminelles
Date : Inscription en doctorat le 18/10/2017
Etablissement(s) : Paris 10
Ecole(s) doctorale(s) : École Doctorale Droit et Science Politique (Nanterre, Hauts-de-Seine ; 1992-...)
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Institut de recherche juridique sur l'entreprise et les relations professionnelles (Nanterre)

Résumé

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I – Contexte Le mécanisme de la supplétivité a fait récemment une apparition remarquée en droit du travail, signant probablement l'émergence d'une nouvelle conception du rôle des accords collectifs de travail au sein des sources normatives qui régissent cette sphère juridique. Le droit du travail est né en reconnaissance d'une partie faible au contrat de travail, les parties ne pouvant être traitées comme égales comme elles le sont souvent en droit civil des contrats. Le législateur Français est ainsi intervenu pour remédier à cette faiblesse du salarié, juridiquement subordonné à son employeur et dépendant économiquement de lui. Mais le droit du travail n'est pas seulement original en raison de ses finalités. Il l'est aussi de par ses sources, en ce qu'il connait une forme particulière de conventions que sont les conventions collectives de travail. Celles-ci se sont vues progressivement reconnaitre une fonction complémentaire à celle de la loi, à travers la notion d'ordre public social qui assure que les conventions collectives puissent uniquement augmenter les droits que les salariés tiennent de la loi. De la même manière que l'accord collectif ne peut être que plus favorable pour les salariés que la loi, les accords collectifs conclus au niveau de l'entreprise ne peuvent être que plus favorables que les accords signés dans la branche professionnelle, et les contrats de travail ne peuvent comporter que des clauses plus favorables que celles des accords collectifs. C'est un principe dit de faveur qui a ainsi régi pendant longtemps l'articulation entre chacune de ces sources juridiques, semblant lier finalité protectrice du droit du travail et articulation de ses normes. Cependant, depuis une trentaine d'années, a fait son chemin l'idée selon laquelle ce principe de faveur empêcherait une flexibilité de la relation de travail, plus adaptée aux besoins économiques. La promotion d'une négociation décentralisée serait, en revanche, un gage de souplesse, participant dit-on, de la lutte contre le chômage. Dès lors, ont été introduites dans le code du travail nombre de facultés de dérogations à la règle législative, permettant aux interlocuteurs sociaux de remplacer cette règle par une norme conventionnelle dont le contenu peut être moins favorable, mais sous certaines conditions. Parallèlement, le principe de faveur a été remplacé dans les relations entre conventions collectives de différents niveaux par une règle de proximité, qui invite à donner priorité à l'accord décentralisé. C'est dans ce contexte de déclin déjà prononcé de l'ordre public social, qu'est apparu le mécanisme de la supplétivité : supplétivité de plein droit et imposée par la loi en certains domaines tels que le temps de travail, qu'il s'agisse des dispositions législatives par rapport à l'accord collectif, ou des conventions de branche par rapport aux accords d'entreprise. Or, cette supplétivité de la loi et des conventions de branche, symboliquement consacrée dans l'architecture même de la partie temps de travail du code et étendue à d'autres domaines par les ordonnances récentes, inaugure une nouvelle conception des fonctions de la négociation collective, singulièrement au niveau de l'entreprise, et de sa place dans l'articulation des sources. Pareille conception semble en rupture, de toute évidence, avec celle portée par le principe de faveur, mais aussi, évolution plus délicate à identifier, avec celle que véhicule la dérogation conventionnelle à la loi. II – Problématisation 1) Pour pouvoir étudier la supplétivité en droit du travail et mesurer la transformation qu'il implique des fonctions de la négociation collective et de la loi, encore faut-il pouvoir identifier précisément ce mécanisme. Si, dans les relations des conventions collectives entre elles, cela ne soulève pas de difficulté majeure, tel n'est pas le cas concernant les rapports de la loi et des conventions collectives. En effet, la différence entre la dérogation à une règle législative et la supplétivité de celle-ci est incertaine, ou du moins difficilement cernable. La doctrine a pu dire que ce qui est dérogeable reste la règle, applicable en principe. Les interlocuteurs sociaux sont des tiers exceptionnellement habilités à écarter l'application de cette règle, sous certaines conditions. La supplétivité, qui se définit par ce qui s'applique « à défaut de », donne, quant à elle, une réelle priorité aux interlocuteurs sociaux et à la négociation collective. L'éviction de la règle législative ne devrait alors théoriquement être subordonnée à aucune condition de contenu de l'accord collectif, la supplétivité se caractérisant par une absence de cadre et une liberté totale des interlocuteurs sociaux dans le champ qui leur est conféré. Pourtant, la majorité des règles législatives qui sont expressément nommées « supplétives » par la loi travail du 8 août 2016 comme par les ordonnances récentes, s'accompagne parfois d'un cadre posant des conditions qui conditionnent la validité de l'accord collectif. Là réside donc toute la difficulté à distinguer dérogation et supplétivité. Une des hypothèses du mémoire de recherche est pourtant qu'il existe bien une différence entre ces deux mécanismes. Dans le cadre de la supplétivité, les interlocuteurs sociaux sont autorisés à fixer les règles concrètes d'application d'un des principes fondamentaux du droit du travail, dont la détermination appartient au législateur en application de l'article 34 de la Constitution, sans aller toutefois jusqu'à remettre en cause l'existence du dit principe. Par différence, dans le cadre de la dérogation, le législateur continue, à travers les conditions qu'il impose au remplacement de la règle législative à aménager un certain équilibre dans la norme conventionnelle applicable aux rapports de travail. Il contraint les négociateurs à respecter des limites, à discuter de contreparties à l'assouplissement consenti par les syndicats. Par rapport à la dérogation, la supplétivité se caractériserait ainsi par un abandon du rôle fondateur du droit du travail, pendant longtemps dévolu au législateur, de pallier le déséquilibre inhérent au contrat de travail. Cette hypothèse prend néanmoins appui sur une analyse bien particulière de ce qu'est un principe fondamental du droit du travail au sens de l'article 34 de la Constitution. Pour qu'existe une telle limite constitutionnelle à la supplétivité des règles législatives, il faut que la notion même de principe fondamental impose l'impérativité du dit principe et ne désigne pas seulement le territoire de la loi par rapport au règlement ; il convient donc d'avoir la certitude que ce principe ne puisse lui-même donner lieu à une loi supplétive. Ce rapport que pourrait entretenir la notion de principe fondamental du droit du travail avec le caractère impératif de la loi n'a pu être exploré dans le mémoire de recherche et mériterait pourtant une analyse, déterminante pour la définition même de la supplétivité. Il nous semble, en tous les cas, que le propre de la supplétivité est d'organiser la dévalorisation de la source supportant la règle qui devient supplétive, tout en valorisant corrélativement la source supportant la règle qui acquiert une priorité. La première ne s'applique plus, en effet, qu'en l'absence de la seconde. Or, il se trouve qu'est organisée une réelle coïncidence matérielle entre la supplétivité de la règle législative au regard de l'accord collectif et la supplétivité de la convention de branche au regard de l'accord d'entreprise. Autrement dit, c'est sur les mêmes objets juridiques, comme par exemple la majoration des heures supplémentaires, que la loi se retire au profit de l'accord collectif. C'est donc une négociation de proximité totalement autonome au niveau décentralisé de l'entreprise, que permet l'utilisation du mécanisme de la supplétivité, dans certains champs juridiques déterminés. Les ordonnances récentes actent l'agrandissement de ces champs concernés par la double supplétivité de la loi et de la convention de branche. 2) L'ensemble des évolutions évoquées, qui pourraient s'amplifier encore, méritent une analyse approfondie au-delà du droit du travail. D'abord, le choix lui-même de rendre telle ou telle règle législative supplétive, tout comme l'extension du champ des règles ayant ce caractère, au détriment des dispositions relevant de l'ordre public, interrogent. Devra ensuite être examinée la façon dont est consacré le mécanisme de la supplétivité. Comment s'inscrit-il dans les différentes compréhensions possibles de la notion de supplétivité et de son cadre normatif ? Mais, naturellement, la recherche se situera aussi sur le champ propre du droit du travail. La loi abandonnant sa fonction de protection de la partie faible au contrat de travail lorsqu'elle devient supplétive, cette mission pourra-t-elle être endossée par les accords collectifs d'entreprise ? Les interlocuteurs sociaux disposent-ils, à ce niveau, des attributs conséquents afin de rétablir sur le plan collectif l'équilibre rompu au plan individuel ? A cet égard, la notion de représentativité, qui détermine la capacité des interlocuteurs sociaux à conclure des accords ayant force juridique, occupera également une place centrale dans l'analyse. Ce qu'elle dit de la fonction de la négociation collective en France pourra être éclairé à la lumière d'analyses comparatistes, en sollicitant tout particulièrement le droit allemand. L'étude de ce droit, sans cesse pris comme modèle de décentralisation normative, alimentera un regard critique sur la cohérence de notre droit des relations professionnelles. Si la différence entre représentativité (système français) et puissance sociale c'est-à-dire capacité du syndicat à exercer une pression sur l'employeur dans la négociation (système allemand) a été abordée dans le mémoire, il faudra montrer dans quelle mesure le droit allemand donne vraiment la possibilité aux syndicats de réclamer de véritables contreparties à la partie patronale dans la négociation. Se pencher sur le rapport entre droit de grève et négociation collective en droit Allemand sera utile à cette fin. De plus, la notion de représentativité permet d'identifier la formation d'une volonté collective de manière relativement nette au niveau de l'entreprise. L'acquisition de la qualité représentative et plus largement les conditions de validité des accords collectifs ont fait l'objet d'exigences plus strictes, à mesure que se dessine une négociation collective autonome, à l'aune du mécanisme de supplétivité. Pour autant, ces exigences permettent-elles une négociation assez équilibrée pour que l'on loue la liberté totale des interlocuteurs sociaux de l'entreprise ? Ne justifient-elles pas plutôt une dérogation correctement encadrée aux règles législatives ? Il est permis enfin de se demander si la supplétivité n'est pas en train, de proche en proche, de gagner du terrain, allant jusqu'à toucher les rapports du contrat de travail et de l'accord collectif. Il ressort, en effet, de lois récentes que les dispositions de certains accords collectifs ont vocation désormais à se substituer aux clauses contraires du contrat de travail sans tenir compte du principe de faveur. Cet attrait pour la substitution ne préfigure-t-il pas l'éclosion d'un principe de supplétivité des contrats de travail au regard de l'accord collectif d'entreprise ? III – Méthode Finalement, c'est un rayonnement juridique nouveau de l'accord collectif d'entreprise que permet l'utilisation croissante des règles supplétives en droit du travail. Est consacrée dans des cas de plus en plus nombreux une négociation de flexibilité et de gestion économique de l'entreprise. Si à ses origines la négociation collective a été mise au service de la fonction protectrice du droit du travail, il y a lieu de souligner aujourd'hui qu'à travers la négociation d'entreprise telle qu'elle est supportée désormais par le mécanisme de la supplétivité, ce sont les fonctions mêmes du droit du travail qui connaissent une transformation. Une telle appréciation conduit à révéler le construit du droit, à en éclairer l'unité de sens au-delà de l'étude des dispositions particulières. Nous traiterons donc la supplétivité comme le véhicule, le stigmate des nouvelles conceptions de la négociation et, plus fondamentalement, du droit du travail. Aussi nous faudra-t-il garder à l'esprit les origines de cette branche comme de cette discipline et sa fonction motrice, afin de mettre en perspective l'esprit et la philosophie d'ensemble qui anime ses réformes récentes. A cette fin, nous disposerons d'un certain nombre d'outils. L'observation minutieuse et l'étude des textes juridiques seront d'une utilité première. Il s'agira d'analyser les évolutions actées ou en cours, notamment en ce qui concerne le champ de la supplétivité et corrélativement de l'ordre public social en droit du travail. Mais les concepts juridiques seront aussi convoqués pour construire un discours critique sur le droit, en l'occurrence sur les évolutions du droit du travail à travers l'articulation de ses sources. L'ambition sera de forger nos propres concepts juridiques, en les mettant à l'épreuve du droit positif. Ainsi, l'ordre public social, le principe de faveur, la dérogation, la supplétivité, occuperont une place de choix dans l'analyse tout comme la notion de représentativité, et les conditions d'émergence d'une volonté collective authentique. Enfin des développements plus particuliers seront consacrés à la notion de principe fondamental du droit du travail et à l'interprétation de l'article 34 de la Constitution.