Parler dans le vide ? Les communications largement asynchrones, entre récepteur fantôme et destinataire idéal
Auteur / Autrice : | David Rochefort |
Direction : | David Douyere |
Type : | Projet de thèse |
Discipline(s) : | Information et Communication |
Date : | Inscription en doctorat le 30/11/2017 |
Etablissement(s) : | Tours |
Ecole(s) doctorale(s) : | Sciences de l'Homme et de la Société |
Résumé
Le secteur du nucléaire est confronté à la question de la durabilité par la toxicité des déchets produits, par leur durée de vie (qui peut atteindre des centaines de milliers d'années) et par la nécessité – communément admise par tous les acteurs depuis 1959 et la conférence de Monaco – de leur stockage et de leur supervision. Par le biais de sa Commission des normes de sûreté (Commission on Safety Standards, CSS), c'est l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) qui est chargée d'édicter les normes de sûreté. Mais pour les déchets de haute activité et à durée de vie longue, la solution majoritairement préconisée aujourd'hui – le stockage géologique en couche profonde – pose une question de communication : si les déchets sont confinés sous terre pour des centaines de milliers d'années, comment préserver la mémoire de l'existence et de l'emplacement de ces sites afin d'éviter toute intrusion humaine, volontaire ou accidentelle ? Comment assurer une préservation des connaissances sur une aussi longue période ? Comment établir un consensus international autour d'un système de communication du danger susceptible de rester compréhensible bien après la disparition des langues actuelles ou des institutions participant à l'édification de la norme ? Comment établir un système de communication destiné à des « usagers » dont on ne sait rien ? Est-il possible de créer un standard unanimement accepté de communication avec les générations futures ? Et, plus généralement, que peut signifier l'expression « communiquer avec les générations futures » ? C'est pour répondre à ces problèmes qu'a été mis en place en 2011 le groupe « Preservation of Records, Knowledge and Memory » (RK&M) au sein de l'Agence de l'OCDE pour l'énergie nucléaire (AEN-OCDE). En France, l'Andra a également mis en place un « programme Mémoire », qui collabore avec RK&M. Il s'agit de développer aussi bien une politique de transmission des connaissances à court et moyen terme que de réfléchir à des marqueurs des sites à très long terme. Cette communication à très long terme, nimbée d'incertitude à tous niveaux, nous la nommons « communication largement asynchrone » : la durée séparant l’émission d’un message de son éventuelle réception dépasse l’échelle d’une vie humaine ; il est impossible à un observateur extérieur d'étudier à la fois la situation d'adresse et de réception ; en outre, l’émetteur envoie un message à un destinataire dont il n'est pas certain qu'il existe, qu'il trouvera son message ou qu'il le comprendra. Les réflexions en cours dans l’industrie nucléaire se sont en partie inspirées d'une autre situation de communication avec un destinataire incertain : les messages envoyés dans l’espace depuis les années 1970 (plaque de Pioneer ou message d'Arecibo). Nous les analyserons donc également, ainsi que leurs processus de conception, même si la finalité de ces « capsules temporelles » (messages interstellaires ou objets enfouis et destinés à être découverts quelques milliers d'années plus tard) est moins d’avertir d’un danger que de témoigner de l’état d’une société à un instant i : la motivation n'est pas éthique, mais testimoniale. Entreront donc dans notre corpus les (propositions de) messages adressés aux générations futures, ainsi que les débats au sein des institutions chargées de leur élaboration. La période étudiée ira de 1959 (parution dans Nature de l'article « Searching for Interstellar Communication » de Cocconi et Morrison / conférence de Monaco affirmant pour la première fois la nécessité d’une solution de stockage à long terme) à aujourd’hui. À travers l’étude de ces deux registres de communication dans le temps long (avertir les générations futures ; témoigner pour les générations futures), notre travail sera amené à réinterroger et à réévaluer des questions clés pour les sciences de l’information et de la communication : comment s'adapter à un destinataire pour s'en faire comprendre ? Quelles stratégies sont mises en œuvre pour constituer un récepteur idéal, apte à interpréter correctement le message émis ? S’agit-il encore de communication quand il existe une altérité aussi incommensurable entre un émetteur et son récepteur possible ? Une question éthique se pose enfin : faut-il communiquer avec des interlocuteurs aussi lointains ? L’accent sera largement placé sur le nucléaire, dans la mesure où aucun « message » n’existe encore, aucun des sites de stockage n’est fermé. Nous assistons donc, aux niveaux international et national, à l’élaboration d'une stratégie de communication avec les générations futures. Nous chercherons les traces de cette constitution du destinataire dans les débats institutionnels contemporains. Partant de la théorie des jeux (agir en fonction de ce qu’on suppose de l’autre, et de ce qu’on suppose qu’il suppose), des théories de la réception et des recherches sur le malentendu, le bruit ou l’incommunication, nous nous appuierons enfin sur les travaux de Jacques Derrida, où le texte apparaît comme une marque séparée à la fois de son émetteur et de son destinataire, pour caractériser ces communications largement asynchrones. Notre travail visera à critiquer deux implicites : 1) l’existence d’une continuité entre l’énonciation et ses effets (tel message, s’il est suffisamment bien conçu, entraînera telle réponse déterminée) ; 2) la possibilité de viser un destinataire privilégié (tel message, s’il est suffisamment bien conçu, touchera le bon destinataire, et pas un autre). Au travers notamment des catégories de l’adresse (au triple sens de localisation, d'interpellation et d'habileté) et de l’envoi, nous entendons à la fois enrichir le champ de recherche naissant sur les communications dans le temps long et articuler les questions d’altérité radicale et de responsabilité à celle de la communication.