La destruction des genres : jane Austen, Madame d'Epinay ou l'echec de la transgression
Auteur / Autrice : | Jérémie Grangé |
Direction : | Marie-France Rouart |
Type : | Thèse de doctorat |
Discipline(s) : | Littérature comparée |
Date : | Soutenance le 08/02/2008 |
Etablissement(s) : | Nancy 2 |
Ecole(s) doctorale(s) : | Ecole doctorale Langages, Temps, Sociétés (LTS) (Nancy-Metz) |
Jury : | Président / Présidente : Pierre Brunel |
Examinateurs / Examinatrices : Béatrice Didier, Catriona Seth |
Mots clés
Résumé
Au travers de ses six romans, Jane Austen a revisité sans cesse une seule et même histoire, l’accession d’une héroïne au mariage. Dans Histoire de Madame de Montbrillant, Madame d'Épinay dresse le portrait de l’échec d’un mariage, et plus généralement de l’échec d’une femme à conférer un sens à une existence décevante. A priori, rien de plus éloigné que ces deux manières de relater une existence féminine. Pourtant, les deux œuvres s’avèrent extrêmement proches dès lors que des fissures apparaissent dans le tableau brossé par Austen : loin de dessiner l’accomplissement d’une existence, les romans de cette femme de lettres font toujours ressortir les multiples déceptions et échecs d’une existence traversée par la soumission et par les clichés. Bien plus, est-ce seulement de la vie des femmes que traitent les deux auteures ? À travers leurs héroïnes, et à travers une écriture qui délaisse la fluidité au profit de l’accroc, de la rature, de la mise en évidence des faiblesses, ces deux femmes s’interrogent sur les moyens dont disposent les femmes pour acquérir une voix qui leur soit propre : trop marquée par l’autorité des siècles passés, la voix féminine est-elle irrémédiablement vouée à répéter des codes sur lesquelles elle n’a pas prise ? Les œuvres de Jane Austen et de Madame d'Épinay s’inscrivent dans un courant littéraire apparu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, caractérisé par l’épanouissement des romans écrits par des femmes et par la reconduction de stéréotypes d’un ouvrage à l’autre, dont les principaux, inspirés en grande partie de Samuel Richardson, sont le respect accordé à la tradition, un schéma diégétique invariable, l’autorité indéfectible de la voix narratrice, et la focalisation autour de l’héroïne. Cette reconduction presque inchangée de traits communs permet de réunir ces romans sous la commune appellation de romans de l’immuable. Si les deux femmes de lettres étudiées n’attaquent pas frontalement ce courant, et même en réutilisent de nombreux traits caractéristiques, elles fondent leur écriture sur sa contestation, en soulignent les insuffisances et mettent en évidence son inadéquation à la réalité. Ainsi, l’écriture se trouve saturés par des références qui sont l’une après l’autre dénoncées comme inappropriés pour le monde contemporain : l’héroïne perd son rayonnement exclusif, le schéma dramatique est montré comme artificiel, et le narrateur est dépossédé de sa toute-puissance (si Jane Austen utilise l’ironie pour contester cette figure, Madame d'Épinay emploie la multiplicité des voix narratives propres au roman épistolaire). Les clichés du roman de l’immuable sont donc violemment attaqués ; cependant, ils continuent d’occuper l’espace romanesque, comme autant de cicatrices dans une écriture qui ne parvient pas à se débarrasser entièrement d’eux. Cela signifie-t-il que les deux auteures sont impuissantes à expulser des préceptes adoubés par la tradition et destinés à imprégner leurs œuvres ? Ou bien Austen et Madame d'Épinay posent-elles comme préalable à cette expulsion la dénonciation systématique, fût-ce au prix de la pureté idéale d’une écriture affranchie de toute tutelle antécédente ? L’impossibilité de se détacher d’un passé omnipotent dissimule en effet un questionnement autour des moyens dont dispose l’expression féminine pour exister, qui sont étudiés au travers des différentes héroïnes et des autres personnages féminins. Austen et Madame d'Épinay se concentrent ainsi sur le moment où l’expression naît, plus que sur une parole achevée : c’est l’éclosion qui est considérée, non l’aboutissement. Et de fait, toutes ces personnes nées de la fiction échouent à construire un langage commun ; bien plus, les stratégies utilisées dans l’avènement du discours sont invariablement débusquées ou contournées par leurs homologues masculins, qui s’assurent ainsi la mainmise sur le dialogue. Mais cet échec du discours féminin n’est pas seulement celui des personnages. Il concerne tout aussi bien les auteures, incapables de congédier définitivement les influences qui pèsent sur leur expression, et contraintes de montrer cette impuissance au cœur de leurs ouvrages. Il s’agit donc bien d’ouvrages de dénonciation, mais qui, pour faire éclore cette dénonciation, sont obligés d’en exhiber les stigmates. Nulle tranquillité née d’un accomplissement total chez les deux auteures, mais au contraire l’inquiétude d’une parole forcée de s’avouer sous tutelle, et toujours menacée de se découvrir vaine (les personnages féminins, de même que les narrateurs, ne cessent de proclamer leur incapacité à rendre compte du réel, et craignent perpétuellement de tomber dans l’ineffable). Pourtant, de cet échec naît aussi une ambition : Jane Austen et Madame d'Épinay fixent les exigences pour la constitution d’une écriture nouvelle. L’expression féminine doit s’édifier dans la conscience de ce carcan primordial, et les deux auteures ont pour tâche de faire ressortir la puissance, mais aussi les limites de celui-ci. Si bien que l’on assiste à une écriture inquiète, mécontente d’elle-même, mais aussi une écriture qui se refuse à la naïveté, et qui fait du roman un espace complexe où la mise en perspective devient possible : les auteures n’écrivent plus dans la droite ligne d’écrits et d’autorités antérieurs, elles contestent ceux-ci en les confrontant à leurs impasses, et, si elles ne proposent pas de voie résolument nouvelle, font du roman le lieu d’un nouveau scepticisme. Les certitudes anciennes sont abolies, et leur est substituée une expression insatisfaite mais consciente d’elle-même, prélude, peut-être, à l’avènement d’une autre écriture, que les deux auteures se refusent, ou échouent, à envisager.