Thèse en cours

De l'aigle cannibale à l'aigrette commerçante (et vice versa) : dynamiques amazoniennes du pouvoir entre forêt et marché

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Auteur / Autrice : Eliran Arazi
Direction : Philippe DescolaNurit Stadler
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Anthropologie sociale et ethnologie
Date : Inscription en doctorat le 03/10/2016
Etablissement(s) : Paris, EHESS en cotutelle avec Université Hébraïque de Jérusalem (Jérusalem). Institut des civilisations occidentales
Ecole(s) doctorale(s) : École doctorale de l'École des hautes études en sciences sociales

Résumé

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Cette thèse porte sur les conceptions et la dynamique du pouvoir parmi les Andoque, un peuple autochtone du nord-ouest de l’Amazonie en Colombie, interrogeant comment celles-ci sont façonnées et se manifestent à travers trois types d’imbrication : au sein de la population autochtone, avec les entités non humaines du territoire, et avec les agents non-autochtones. Notre analyse s’appuie sur des mythes, des histoires orales et des trajectoires biographiques recueillies lors d’une enquête de terrain dans le territoire ancestral andoque et lors d’entretiens avec des migrants andoque à Leticia, ainsi que sur des observations de transactions économiques, d’assemblées politiques et d’autres interactions sociales. En nous fondant sur la littérature anthropologique portant sur la continuité entre les relations humaines et non humaines dans l’animisme/perspectivisme et sur la familiarisation et la maîtrise en tant que modes asymétriques de socialité en Amazonie, nous définissons le pouvoir dans un cadre d’échange et l’étudions au-delà du domaine du leadership et de l’arène politique publique. Nous démontrons que le pouvoir se manifeste dans la capacité des agents humains et non humains à transformer des relations symétriques d’échanges de corps, de principes vitaux, de biens matériels et d’actions en relations asymétriques qui profitent à leurs efforts pour produire des personnes, tout en contrebalançant les déséquilibres adverses. Le pouvoir provient de et facilite la transformation de parents affins potentiellement dangereux en parents consanguins plus bienveillants, et se manifeste dans les préconditions de l’échange : la capacité de refuser ou de suspendre l’échange et de participer à la transaction en tant qu’agent, plutôt qu’objet échangé. Couvrant les domaines de la politique, de l’économie, de la parenté, du mythe et du rituel, notres analyse peut être distillée à des échanges au sein de trois domaines conceptuels avec des distinctions largement enchevêtrées : ontologique, de parenté et spatial. Dans le domaine ontologique, les échanges sont enracinés dans le principe animiste d’une intériorité partagée entre des êtres aux formes corporelles distinctes. Cette intériorité partagée conduit à une homosubstitution réciproque par défaut de personnes d’un type pour celles d’un autre. En revanche, les individus capables se livrent à des manipulations ontologiques pour créer une asymétrie avec les non-humains en imposant un échange hétérosubstitutif, dans lequel ils compensent le gibier avec des substances végétales, ou en exploitant l’homosubstitution dans les assauts de sorcellerie, transformant les victimes humaines en proie. La manipulation ontologique est étroitement liée à l’agentivité graduée, qui devient apparente dans les pratiques et les imageries de parenté. Dans ce contexte, malgré les principes de parenté cognatique des Andoque, leur forte identification clanique favorise les tentatives d’asymétrie dans les relations entre les clans. La descendance agnatique est associée à une plus grande agentivité en comparaison avec les parents non agnatiques, les non-parents et les non-humains. Chez les humains, une agentivité diminuée ressemble à des états de domination, tandis que chez les non-humains, elle peut être parallèle, mais ne pas équivaloir à l’objectification du naturalisme. Enfin, le pouvoir est ancré dans les perceptions spatiales. Les Andoque se considèrent comme les habitants du centre d’un monde orienté sur le cours du fleuve, résultant dans la division de l’espace environnant en amont, plus proche de la source du fleuve, et en aval, plus proche de l’embouchure du fleuve. En utilisant des procédures de familiarisation, d’appropriation et d’englobement, ceux qui vivent au centre s’appuient sur des forces, des éléments et des figures mythiques associés à la source du fleuve pour leur survie et leur prospérité parmi les centres humains et non humains rivaux. L’englobement caractérise également la relation du centre avec l’embouchure – un domaine affinal représentant les personnes non-autochtone. Ce cadre spatial encapsule également les trajectoires historiques de l’esclavage, de l’extractivisme et de la préservation, où les échanges asymétriques entre les Andoque et les agents non-autochtones redéfinissent les dynamiques de pouvoir entre les premiers et les êtres non humains. Nos données démontrent que l’incertitude dans l’échange avec les êtres humains et non humains rend les asymétries relationnelles intrinsèquement précaires. La connaissance nécessaire pour établir et maintenir ces déséquilibres est une ressource essentielle et disputée, rendue encore plus rare par un génocide au début du vingtième siècle qui a éradiqué de nombreux sages et traditions orales. De plus, les Andoque expriment souvent leurs inquiétudes quant à leur vulnérabilité au sein des dynamiques de pouvoir impliquant des agents non-autochtones, des entités non humaines et même des membres de leur propre groupe. Par conséquent, compte tenu du contexte de quasi-effondrement démographique, d’assimilation croissante dans la société colombienne et d’une position régionale économique continuellement précaire, cette recherche examine le pouvoir au sein d’une société connaissant une crise de pouvoir persistante. Cette recherche contribue au débat plus large sur le pouvoir dans les sciences sociales et la pensée politique en soulignant la continuité entre les interactions sociales parmi les humains et celles impliquant des non-humains dans les sociétés où ces derniers sont reconnus comme des agents. Simultanément, elle fait progresser les études sur le continuum relationnel humain-non humain au sein de l’animisme et du perspectivisme amazoniens, établissant le pouvoir à la fois comme le résultat et l’instrument pour un enchaînement de relations symétriques et principalement asymétriques, et examinant l’entrelacement des dynamiques de pouvoir entre les humains et les non-humains, d’un côté, et celles entre les autochtones et non-autochtones, de l’autre. Notre approche révèle les dynamiques de pouvoir qui imprègnent les relations dans une sous-région amazonienne caractérisée par l'idéologie agnatique – à savoir, le Caquetá-Putumayo – éclairant ainsi les transformations sociales et ontologiques dans l’histoire récente de sa population autochtone. Notre analyse remet ainsi en question la perception de l’égalitarisme souvent associée à l’Amazonie, permettant une comparaison des configurations animistes dans le Caquetá-Putumayo avec d’autres sociétés de cette région et au-delà.