Thèse en cours

Le consensus dans le texte et la pratique de la Constitution de la seconde République libanaise (1991-2013)

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Auteur / Autrice : Mounir Corm
Direction : Pierre-Henri Prélot
Type : Projet de thèse
Discipline(s) : Droit - Cergy
Date : Inscription en doctorat le 31/10/2013
Etablissement(s) : CY Cergy Paris Université en cotutelle avec Université Saint-Jospeh
Ecole(s) doctorale(s) : ED DSH - Droit et Sciences Humaines
Partenaire(s) de recherche : Laboratoire : Centre de philosophie juridique et politique

Mots clés

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Résumé

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La Constitution libanaise est de coutume écrite, inspirée du droit constitutionnel français, sa version initiale ayant été rédigée et adoptée le 23 mai 1926 sous mandat français. Le régime politique libanais est soumis à la même Constitution depuis sa création. Si dans de nombreux pays, la Constitution est modifiée lors d’évènements politiques en rupture ou modifiant de manière importante la structure du pouvoir (régime monarchique à républicain, présidentiel à parlementaire, par exemple), la Constitution de 1926 ne fût jamais officiellement abandonnée, malgré l’indépendance de 1943, puis les accords de Taëf en 1989. Ces deux événements majeurs de l’histoire libanaise, qui, chacun, ont remis en cause de manière profonde les règles du vouloir-vivre ensemble et marqué un tournant dans l’histoire du Liban n’ont conduit qu’à des lois constitutionnelles modifiant la Constitution de 1926. C’est ainsi que la République actuelle est toujours, officiellement, la première République libanaise. Toutefois, l’indépendance et la fin du mandat français conduisirent à un nombre tellement important de révisions constitutionnelles (cherchant à traduire une réalité historique et politique nouvelle) que la Constitution telle qu’issue des lois constitutionnelles de 1943 aurait pu être considérée comme celle de la seconde République. La Constitution de 1926, établie sous mandat français, ne pouvait représentait l’expression libre d’une souveraineté. Aussi, considère-t-on la Constitution issue de l’indépendance libanaise en 1943 comme celle de la première République. Enfin, les lois constitutionnelles de 1990-1991, traduisant dans l’ordre juridique libanais le résultat des accords de Taëf (ou le Document d’Entente Nationale), ont conduit à la mise en place d’une véritable seconde République libanaise, à l’organisation et à la pratique du pouvoir très spécifiques. Les modifications apportées par les lois constitutionnelles de 1991 à l’organisation institutionnelle de la République libanaise sont nombreuses mais peuvent être regroupées en 4 grandes catégories : - les mesures visant à retranscrire le socle de l’accord du corps social dans le Préambule; La Seconde République est marquée par une modification du préambule de la Constitution qui prévoit que « Le Liban est une Patrie souveraine, libre et indépendante, Patrie définitive pour tous ses fils, unitaire dans son territoire, son peuple et ses institutions, à l’intérieur de ses frontières fixées dans cette Constitution et reconnues internationalement. Le Liban est arabe dans son identité et son appartenance. ». Ces deux premières phrases devaient refléter le consensus fondamental retrouvé entre libanais par la réconciliation au moins textuelle entre les deux exigences fondamentales à l’origine du conflit politique de 1975 : Liban « Patrie définitive pour tous ses fils » met fin à la revendication de la Grande Syrie initiée par les mouvements de gauche dans le contexte pan-arabiste des années 1960-1970 tandis que l’affirmation de l’arabité de l’identité libanaise achève la querelle entre tenant des origines phéniciennes du Liban et l’appartenance à la nation arabe. En définitive, cette rédaction reprend les éléments généralement admis comme faisant partie du Pacte National de 1943 (accord non écrit, dont le contenu et la nature de coutume constitutionnelle sont à discuter, entre les deux principaux responsables politiques de l’indépendance, l’un de confession maronite, le second de confession musulmane). - les mesures visant à modifier la répartition des pouvoirs et prérogatives entre fonctions exécutives ; Les prérogatives propres du président de la République ont été largement réduites, tandis qu’en parallèle l’institutionnalisation de la fonction de président du Conseil des ministres conjuguée à élargissement des prérogatives du Conseil des ministres avaient vocation à transformer le régime présidentiel libanais en un régime parlementaire. Toutefois, l’accord politique de Taëf a maintenu un certain nombre de prérogatives partagées entre les deux fonctions exécutives. - les mesures transitoires visant à permettre la mise en place d’un nouveau texte constitutionnel ultérieur ; Si la répartition des prérogatives entre fonctions exécutives a été revue par les accords de Taëf ceux-ci ont maintenu le principe de représentation communautaire des fonctions législatives (parité 50/50 à la Chambre des Députés entre représentants chrétiens et musulmans) et exécutives (présidence de la République maronite, présidence du Conseil sunnite). En revanche, l’une des plus grandes novations de ces accords, clef de voute ou même de rupture conceptuelle de ces accords réside dans l’introduction d’un chapitre dédié aux modalités de mise en oeuvre d’un dépassement du communautarisme politique. - les mesures relevant de la mise à jour partielle de certaines dispositions du texte ; Cette mise à jour s’entend notamment par rapport aux grandes évolutions du droit constitutionnel contemporain entre 1943 et 1989 (conditions de réunion de la Chambre, création d’un Conseil constitutionnel, etc). Entre 1991 à 2005, la mise en oeuvre des accords et la pratique constitutionnelle qui en découlèrent connurent déjà de nombreuses difficultés. Les incompréhensions et ambivalences intrinsèques à l’accord ont facilité une longue et progressive « désinstitutionalisation » de la pratique du pouvoir. L’approbation de ces accords par une Chambre élue 30 ans auparavant, le vote de la loi d’amnistie et les conditions de l’élection parlementaire de 1992 étaient autant de vices inhérents à l’avènement de la seconde République. L’Etat libanais avait survécu à la guerre civile mais il n’était pas guéri des maladies profondes qui le touchaient. Les lois instituant la Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction (SOLIDERE), les prorogations des mandats de Président de la République de M. Hraoui et de M. Lahoud (et même l’élection de M. Sleiman), le vote des différentes lois de finances, autant d’exemples d’actes irréguliers, symptômes d’une conception et d’une pratique légale et constitutionnelle instable. Un nombre incalculable d’inconstitutionnalités a ainsi marqué la vie de la seconde République, la fréquence des irrégularités s’accélérant au cours des dernières années . Si elles peuvent sembler de prime abord d’importance mineure, chacune d’elles pourrait témoigner en définitive d’un dérèglement politique et constitutionnel. La pratique de la Constitution a alors joué son rôle de miroir de la qualité de la vie politique : l’ampleur des conflits opposant les protagonistes politiques et l’absence de respect de principes de l’Etat de droit sont les premiers motifs du délitement constitutionnel. Respect de l’Etat de droit au sens large (administrations et politiques soumises au principe de légalité, intangibilité des normes constitutionnelles, respect des principes fondamentaux des droits de l’homme) et stabilité politique et sociale sont intimement liés. L’instabilité politique et sociale peut engendrer la fin de l’Etat de droit, au même titre que la capacité à ne pas respecter des principes élémentaires de l’Etat de droit est un indicateur du degré potentiel d’instabilité. La chronologie des évènements politiques et constitutionnels de la seconde République ne serait-il pas, en ce sens que la face visible d’une incompréhension sur la nature du compromis libanais ? Dès l’indépendance, la pratique de répartition des fonctions administratives et électives en fonction de l’appartenance communautaire, conjuguée à la persistance de la domination d’une classe féodale ou patricienne, a progressivement empêché le déploiement d’un Etat de droit moderne et efficace et accru les dissensions sociales et communautaires. L’apparition de l’Etat d’Israël, l’expulsion des Palestiniens et leur implantation au Liban, la guerre froide et les rivalités interarabes ont représenté autant de facteur régionaux contradictoires impactant l’équilibre libanais. Déjà, la période d’avant-guerre avait connu des pratiques constitutionnelles contestables comme autant de signaux précurseurs de déstabilisation profonde des ferments de la paix civile. La guerre civile fut ainsi l’aboutissement de la discorde (E.Picard, 1993) et partant une véritable implosion légale malgré la persistance de l’Etat libanais tout au long de la guerre, comme un symbole de la perpétuation d’un vouloir-vivre ensemble. L’Etat actuel de la recherche sur les structures historiques, sociologique et économique de l’organisation du pouvoir au Liban est particulièrement riche. Les travaux d’Edmond Rabbath réunissent les analyses historiques premières des fondements de l’Etat libanais tant au point de vue constitutionnel que de la science-politique. Ces travaux décrivent le processus de formation du Liban contemporain en analysant les principaux déterminant historique de l’organisation politique du pouvoir. Il n’existe, certes, toujours pas de consensus entre historiens sur la primauté de certains facteurs et sur les responsabilités respectives des différentes composantes de la société dans l’organisation du pouvoir et des divers conflits qu’elle a pu généré. Toutefois, les lignes directrices de l’histoire du « territoire » sur lequel est apparu le Liban moderne sont plus ou moins définies. Les travaux d’Edmond Rabbath, Georges Corm, Kamal Salibi, Nawaf Salam, Samir Kassir, entre autres, ont permis de dégager certaines constantes qui ont forgé, modelé et construit les consciences d’aujourd’hui, et par là, les canons de l’organisation constitutionnelle, sociale et économique du pouvoir. L’ensemble de ses travaux permettent d’appréhender exhaustivement le contexte social, historique et économique du Liban autour de cinq grandes idées : la prégnance des pratiques féodales au-delà de l’Emirat libanais (1516-1841), la concentration du capital économique et financier, la représentation communautaire du pouvoir, l’influence des puissances extérieures dans les conflits institutionnels internes, la sauvegarde des principales libertés publiques. Des travaux sur la sociologie du communautarisme (A.Baydoun) analysant notamment les relations inter-communautaires et le rôle des institutions communautaires ont permis de mettre en évidence les fondements communautaires de la sociologie libanaise. Il en ressort le plus souvent la conclusion de l’absence d’un consensus national reposant sur une adhésion des individus à un pacte de vie commune selon la conception républicaine de la souveraineté nationale (J.Locke, Hobbes, P.Rosanvallon, M.Hauriou, C.Schmidt) et la perception d’un vouloir-vivre ensemble issue d’un compromis: le fondement de la souveraineté libanaise repose alors sur le consensus entre communauté. Les travaux juridiques et d’analyse politique d’A.Messarra et J.Maïla défendent le pendant institutionnel de cette vision du consensus libanais. A. Messarra y défend l’idée d’un consensus national reposant sur le principe de co-existence des communautés. La conception institutionnelle de cet accord politique serait alors inspirée des travaux du théoricien hollandais A.Lijphart, reposant sur la théorie dite « consociative » du pouvoir. Cette analyse reposent sur un postulat socio-politique : il n’existe pas de vouloir-vivre ensemble entre individus résidant sur le territoire libanais mais plutôt un accord politique entre ensemble socio-religieux (les communautés) pour un partage du pouvoir. Cet accord en tant que tel permet de créer un consensus intermédié sans lequel le pays s’effondrerait au profit de conflits violents à l’instar des nombreux précédents épisodes guerriers. En terme de droit constitutionnel, en ressort une architecture où les prérogatives exécutives doivent être confiées à une collégialité représentant l’ensemble des corps intermédiés que sont les communautés. Ce prisme d’analyse est celui qui a en partie prévalu à la rédaction même des accords de Taëf en ce sens où ceux-ci se sont voulus le reflet d’un accord politique entre chefs de guerre parrainés par des puissances extérieures. Cet accord politique a ensuite été rédigé et entériné en 1989 par une partie des députés d’un Parlement élu au suffrage universel, avec le biais d’une représentation communautaire, en 1976, soit 23 ans auparavant. Sous cet aspect, ces accords reflètent bien plus un consensus partisan voire milicien (comme le prouvera ultérieurement le vote de la loi d’amnistie) que la formalisation d’un consensus national retrouvé ; alors même que les nouvelles Constitutions sont généralement issues d’évènements successifs conduisant, à un moment donné, à un processus électoral constituant (cf la formation des assemblées constituantes égyptienne et tunisienne en 2012). Le travail de recherche proposé doit permettre de comprendre la logique conceptuelle sous-jacente aux accords de Taëf et apporter des éléments de réponses à la question des fondements de la formation du consensus libanais à l’issue de la guerre civile. Cette analyse pourrait être menée en trois temps: d’une part l’analyse des ressorts théoriques ayant prévalu à la rédaction et l’interprétation généralement admise du texte constitutionnel. Il s’agit d’étudier le Document d’Entente Nationale et les éléments de doctrine contextuels pour comprendre l’agencement global de la constitution et notamment de comprendre la logique ou la contradiction intrinsèque des accords de Taëf entre : - D’une part, un nombre importants de référents à une conception républicaine de la souveraineté (égalité des droits et des devoirs entre individus, relation directe entre les individus et leurs représentants, etc.) qui dans leur mise en œuvre en droit civil viendrait contredire frontalement la pratique libanaise (caractère d’ordre public des communautés, statuts personnels communautaires, etc.) ; - d’autre part, les dispositions transitoires visant à mettre en œuvre les modalités d’un dépassement de la représentation communautaire du pouvoir et donc à instaurer une régime républicain désintermédié (question du droit électoral) ; - et enfin, l’articulation de la répartition des pouvoirs exécutifs entre le Conseil des ministres dans son ensemble, la présidence du dit Conseil, et la présidence de la République – les limites de cohérence qu’on peut y constater relevant d’une mise en musique imprécise des théories consociatives. Dans un deuxième temps, il conviendra d’explorer les multiples querelles d’interprétations, l’absence d’exercice effectif de certaines institutions, voire les vacances de pouvoir, parfois pour de longues périodes, qui ont marqué les années 1991-2013, dans une approche dialectique entre le droit et la science-politique : ce qu’elles disent du respect et de la cohérence du texte et de la coutume constitutionnelle libanaise est-il le reflet de l’absence de fondement à la souveraineté nationale ? En d’autres termes, le texte et la pratique de la République de Taëf ne marquent-il pas l’échec de la vision politico-institutionnelle dominante du consocialisme ? Cet angle d’approche du sujet de l’organisation du pouvoir au Liban suppose un aller-retour disciplinaire permanent : il s’agit d’appréhender la pratique constitutionnelle mais aussi ce qu’elle révèle des motivations politiques qui sous-tendent cette pratique et des modes de perception du consensus qu’elles présupposent. A titre d’exemples, la décision prise par le président du Conseil de transférer la quote-part du Liban au financement du Tribunal Spécial pour le Liban (30 novembre 2011) par le biais d’une institution dépendant de la présidence du Conseil (Haut Comité de Secours) plutôt que par décision du Conseil des ministres voire par vote du Parlement peut être analysé sous l’angle juridique de la pratique irrégulière de la Constitution mais également sous l’angle de la perception de la politique « consocialiste » libanaise telle qu’elle a pu être perçu par les décisionnaires. Le vote par le Parlement d’une loi (loi n°679 en date du 19 juillet 2005) interdisant au Conseil Constitutionnel d’être saisi pour statuer sur la constitutionnalité des lois tant que ses membres n’auraient pas été renouvelés en est un autre exemple où le respect de principes élémentaires de l’Etat de droit (en l’occurrence hiérarchie des normes et séparation des pouvoirs), pourtant prévus dans le texte constitutionnel, sont contredits par une pratique se voulant consocialiste. Dans le prolongement de l’étude des crises institutionnelles à répétition que connaît le Liban depuis 2005, l’analyse de la structure et des pratiques administratives de certaines fonctions de l’Etat libanais pourrait enrichir cette analyse constitutionnelle du consensus politique libanais : le rôle du conseil de la fonction publique dans la pratique administrative, la construction du budget de l’Etat et le service de la dette, les fonctions déconcentrés de l’Etat vs l’action des collectivités locales, l’armée, les services de sécurité intérieures, etc. L’étude de la mise en œuvre administrative de l’Etat de la seconde République pourrait permettre de questionner la viabilité opérationnelle de la théorie consocialiste. Enfin, ce travail de recherche pourrait être achevé en analysant les quelques tentatives de construction d’un espace public durant la période concernée, par le biais d’un mouvement civil visant à élaborer un consensus entre individus (consensus « républicain ») et non plus entre corps intermédiés (consensus « consociatif »). Les quelques sujets de débats et de transformation de la seconde République en un régime républicain (débat sur le mariage civil, accès à la fonction publique par concours, réforme de la loi électorale, création d’une deuxième chambre, réforme de certains pans du droit des libertés publiques, etc.) ouvrent-il progressivement une voie de transformation du consensus national ? Afin de mener à bien ce travail, la méthodologie procède en trois temps : - Débuter par l’analyse du corpus constitutionnel libanais (texte de la Constitution et jurisprudence constitutionnelle) en appui et référence théorique à la fois en droit constitutionnel et en sciences-politique. La recherche théorique s’appuiera autant sur les principaux auteurs internationaux que libanais. Ils s’agira d’une part de la théorie du consocialisme, (A.Lijphart, C.Taylor, A.Messara, J.Maïla, etc.) et d’autre part de la théorie de la souveraineté et de la représentation (H.Kelsen, P.Rosanvallon, J.Habermas, etc.). Ce travail sera nécessairement mené avec en arrière fond, une présentation du contexte politique, économique, social et international ayant prévalu au cours de la période de recherche – une dimension de droit comparé pourra être apporté, notamment au regards d’exemples plus anciens (Suisse) et plus récents (Irak, 2004); - Poursuivre par le recensement des pratiques constitutionnelles et des débats qu’elles ont pu générés, au cours de la période : revue des évènements par archives de presse et interviews des experts et praticiens de l’Etat (juges du Conseil d’Etat, juges Conseil Constitutionnel, Professeurs, membre du Conseil de la Fonction Publique, Hauts fonctionnaires, militaires, etc.) ; - Compléter par un travail de « terrain » en établissant un questionnaire interrogeant les acteurs et praticiens directs de la Constitution (présidents du Conseil, de la République, du Parlement, ministres, directeurs d’administration centrale). Ces questionnaires devront permettre de comprendre la perception du consensus libanais tel qu’il ressort des actions menés par les décideurs.